L'islam : histoire, doctrines, islam et christianisme

Recension rédigée par Jean Nemo


Nous avons ici un ouvrage récemment édité en français mais plus ancien en allemand (2003), la langue de l’auteure. Tant celle-ci que son éditeur français ne peuvent cacher qu’ils appartiennent à une mouvance déjà ancienne du protestantisme.

La 4ème de couverture porte le titre un peu surprenant de « Réseau de missiologie évangélique pour l’Europe francophone ». L’éditeur français Excelsis, plus que trentenaire, se rattache à cette branche évangélique.

Après plusieurs changements d’appellation et d’affiliation au cours des deux derniers siècles, cette mouvance est connue aujourd’hui, sauf erreur, sous le nom d’Alliance biblique universelle. Celle-ci se consacre pour l’essentiel à l’étude de la Bible, exégèse et critique. 

L’auteure qui appartient à la même mouvance protestante, est indubitablement une spécialiste de l’islam, puisque, entre autres, professeure d’études islamiques à l’université de Bonn.

Dans la préface de l’édition allemande de 2003, elle affirme avoir voulu faire mieux connaître aux Occidentaux la foi musulmane (Allemands d’abord, cibles  évidemment de l’édition allemande). Car vivent en Allemagne, parfois depuis quarante ans, des musulmans qui se sentent toujours étrangers. Il est important donc de faciliter la cohabitation afin de mieux les rencontrer et dialoguer. « On peut aussi vivement espérer bâtir un avenir commun pacifique dans la mesure où des musulmans apprennent à connaître des chrétiens qui contredisent le cliché de l’ennemi occidental… ». Soit non pas convertir mais se connaître et se comprendre. En un mot, s’accepter parce que l’on se connaît. Un livre qui s’annonce de combat cependant, au sens intellectuel du terme, le combat contre les méconnaissances et les préjugés mutuels.

La préface à l’édition française est un peu moins explicite mais précise néanmoins « Nous souhaitons à cet ouvrage une large diffusion pour que le public francophone puisse utiliser cet outil pour connaître l’islam en profondeur et mieux discerner les convergences et les divergences entre l’islam et la foi chrétienne ».

Comme il est souvent d’usage pour les auteurs et pour les éditeurs qui tiennent à affirmer avoir écrit et publié l’ouvrage insurpassable, l’ouvrage ici commenté serait le nec plus ultra et n’aurait pas d’équivalent en français.

C’est faire bon marché des auteurs français, islamologues comparatistes : Massignon(« Pensée musulmane et proximités chrétiennes »), Masson (« Le Coran et la révélation judéo-chrétienne »), Berque (« Les Arabes, l’Islam et nous »), Jomier (« Bible et Coran »), Rodinson (« La vie de Mahomet et le problème sociologique des origines de l’islam »), Gardet (« Essai de théologie comparée ») des encyclopédies de la Pléiade (« La formation des religions universelles et les religions de salut dans le monde méditerranéen et le Proche-Orient »). Ignorer encore des auteurs souvent d’origine musulmane et récents qui ont abondamment écrit en français à propos de l’islam et de ses rapports avec les autres « gens du livre », par exemple Malek Chebel (« Mohammed, prophète de l’islam »). C’est également faire trop bon marché de l’abondante bibliographie d’ouvrages traduits en français d’autres langues et traitant des rapports entre ces religions.

On n’insistera pas plus avant sur cette affirmation, propre semble-t-il à la traduction française. L’on traitera donc du fond de l’ouvrage sous revue, car il peut effectivement être un bon outil de compréhension, même s’il n’est pas le seul et de loin  à recommander au lecteur francophone.

L’ouvrage, relativement épais (830 p.), se décompose en quatre parties, dont seule la dernière traite directement des rapports entre islam et christianisme. Les trois premières sont donc consacrées aux islams dans le temps, l’espace et les écoles, les sectes.

Pour commencer, la première partie retrace la genèse de l’islam et la vie de Muhammad (appellation retenue dans l’ouvrage). Fort logiquement, l’ante-islam, la vie du prophète depuis l’avant-Médine puis l’existence à Médine (soit le début de l’hégire), l’expansion après le mort de Muhammad, les califes. Pour qui connaît l’histoire des premiers temps de l’islam, pas de remarque particulière.

Sont abordés ici les résistances opposées par les juifs et les chrétiens, « gens du Livre », aux prêches de Muhammad. Dans le cas des premiers, cela se termine mal comme l’on sait, puisqu’ils sont brutalement éliminés. Quant aux chrétiens, ils sont relégués chez les polythéistes.

Cette revue de « la genèse de l’islam » est globalement exacte et sans parti pris. Seules une ou deux remarques ici ou là concernent de possibles « révisionnistes », tel Rudi Paret, l’éminent islamologue allemand, qui écrit « …au  lieu de prendre connaissance du passé dans toute la diversité de ses manifestations et de l’accueillir comme tel, Muhammad n’y a cherché et retrouvé que lui-même et les circonstances de sa propre époque… », semblant contester la connaissance par Mahomet de la filiation du monothéisme qui remonterait à Abraham. Aucun des écrits de cet érudit n’ayant, semble-t-il, été traduit en français, il est difficile de se prononcer sur le sens exact de cette réserve. Elle est sans doute la simple constatation que Mahomet n’avait qu’une connaissance approximative des croyances et traditions des autres « gens du Livre », ce que l’on sait bien.

Puis vient la succession de Muhammad, les quatre califes « bien orientés », les Omeyades, les Abbassides, le califat ottoman, soit un peu plus qu’un survol des origines au début du XXe siècle. Suit un commentaire sur « la domination politique et religieuse de l’islam » : il n’y aurait guère de différences entre sunnites et chiites dans la conception du rôle de l’État, lui-même « chargé d’imposer la domination de Dieu sur terre », il n’existe pas de séparation entre la religion et la politique. Ici une seule remarque : la chrétienté a connu, elle aussi, des États qui se voulaient de droit divin, cela aurait pu être commenté pour savoir quelles étaient les différences théologiques entre les deux approches.

Suivent trois ou quatre pages intitulées « Les droits de l’homme et l’islam », qui pourraient faire sursauter le lecteur inattentif. Car aujourd’hui les « droits de l’homme » ont une signification précise et universelle. Or ces pages laissent entendre que par nature et religion, ces droits ne sont pas les mêmes pour les musulmans d’hier et d’aujourd’hui, la charia les dominant, elle-même subordonnée au Dieu souverain et à sa révélation. Bien que la totalité des pays dits musulmans, moins l’Arabie saoudite, aient signé la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies, « la question se pose de savoir quels droits humains le Coran et la loi islamique accordent à l’individu ». Par principe, il est établi une hiérarchie, le musulman ne pouvant renier sa foi, les non musulmans n’étant que tolérés, les « gens du Livre » étant mieux traités que les païens…

Nous avons ici l’une des discussions qu’appelle cet ouvrage qui n’aurait pas « d’équivalent en français » et qui serait le nec plus ultra de ce que l’on peut lire sur l’islam et ses rapports à la chrétienté. Des pays occidentaux que l’on ne peut soupçonner d’être non démocratiques citent Dieu dans leurs Constitutions, n’excluent pas de leurs bâtiments publics des signes religieux, chrétiens. La plupart d’entre eux, au moins jusqu’au « Siècle des Lumières », ont reconnu des « droits divins » à leurs empereurs et rois, ont également connu des Inquisitions, puis dans l’ère moderne conclu des concordats avec les plus hautes autorités religieuses, tout en marginalisant ou maltraitant selon les époques juifs, protestants, catholiques, mahométans. C’est la même problématique que vivent depuis plus d’un siècle nombre de pays musulmans : comment sortir d’une société théocratique et la laïciser, sans perdre ses racines identitaires et culturelles ?

Certes, le propos de l’ouvrage ici commenté est autre. On peut cependant se demander pourquoi, à propos d’un périple, qui commence dans une lointaine antiquité arabique et survole près de deux millénaires, on n’évoquerait pas ce véritable problème d’adaptation des pays à majorité musulmane à un monde qui n’est plus celui du dernier prophète de Dieu. On ne peut pas se contenter dans un ouvrage qui se veut exhaustif de figer à telle ou telle époque l’analyse. Exemple sans doute d’un ouvrage sur lequel in fine on portera un jugement plutôt positif.

La seconde partie est consacrée à « la doctrine et à l’éthique islamiques ». Comprendre ici qu’il s’agit des fondamentaux, les différents courants et sectes ou déviations feront l’objet d’une troisième partie.

Le premier chapitre de cette partie est consacré au Coran, avec une première citation de Louis Gardet supposée synthétiser la ressemblance et la différence des religions chrétienne et islamique : «La chrétienté est centrée sur une Personne, le Christ ; l’islam est centré sur un Livre, le Coran ». Extraite de son contexte, ladite citation prête sans doute à confusion. Retenons une interprétation probable, le Christ est Dieu fait homme, Muhammad transmet la parole de Dieu, via Gabriel,  celle du Coran. Lequel est donc en quelque sorte immanent, vrai depuis « les âges les plus anciens jusqu’à la fin des temps ». Alors que dans la Bible (ancien et nouveau testaments), on reconnaît sans difficulté sinon le nom des auteurs, du moins leur personnalité. Cette Bible ne retranscrit pas la voix de Dieu, elle raconte l’histoire des relations entre diverses traditions ou entre divers hommes et Dieu.

L’histoire du Coran, d’abord expression verbale avant d’être recueilli par écrit est résumée en deux ou trois pages, de façon exacte mais qui aurait mérité d’être plus détaillée, notamment en ce qui concerne les divergences entre les acquis de la recherche occidentale et lathéologie musulmane. Pour bien des théologiens musulmans, ces acquis occidentaux seraient le signe évident de la poursuite des Croisades. Pour le lecteur insuffisamment informé, la description de la constitution par des théologiens musulmans de la version écrite « officielle » est fort intéressante. Ainsi que celle des divergences à ce sujet entre sunnites et chiites.

On passe dans le chapitre suivant à la description détaillée des fondements et de la mise en application des « cinq piliers » de l’islam qui s’imposent à tous les musulmans : la confession (de la foi musulmane), la prière, les aumônes, le jeûne, le pèlerinage.

Viennent ensuite des considérations à première lecture correctes sur l’islam et l’au-delà (jugement dernier, esprits et démons), l’islam et les incroyants, kafir, au rang desquels sont rangés juifs et chrétiens, la damnation qui attend ces incroyants et les apostats, le péché qui n’est pas comme dans le christianisme une offense à Dieu mais tentation de Satan à laquelle on peut avoir rachat par le respect des cinq piliers.

Suit un chapitre consacré au « droit islamique et à ses sources ». Même remarque que précédemment, l’ensemble est une bonne synthèsede ce que l’on peut, voire doit connaître.

Puis un chapitre consacré aux « femmesdans l’islam » commence par cet avertissement : ce sujet «est beaucoup trop vaste pour qu’on puisse le traiter de manière exhaustive ». Cette remarque aurait pu être également faite pour les chapitres précédents. Bon résumé et bonne analyse de la situation des femmes en pays musulman de l’époque préislamique à nos jours, suivant les milieux et les pays.

Une troisième partie est consacrée aux « Courants dans l’islam ». Parmi ceux-ci, bien évidemment défilent dans l’ordre les chiites, auxquels un long chapitre est consacré, les fondamentalistes, parmi lesquels les Frères musulmans, la mystique dont le soufisme, le mouvement « Ahmadiyya », moins connu du lecteur français car dans la sphère indienne, dont le fondateur Ghulâm Ahmad s’affirme prophète de Dieu et peut-être réincarnation de Jésus.

Puis vient « l’islam populaire », celui des pratiques des saints et de leurs tombeaux, des amulettes et autres lieux de pèlerinage. Rien ici que l’on ne retrouve sous diverses formes de « christianisme populaire », sinon qu’à la différence des grandes églises chrétiennes, où il existe un clergé avec une hiérarchie, il n’existe pas de clergé musulman ni évidemment de hiérarchie correspondante, il revient donc à des théologiens musulmans de définir l’orthodoxie et ses déviances.

Au cours de ces différents chapitres, Jésus est à nouveau convoqué sous forme des interprétations de son rôle dans la lignée des prophètes que proposent ces différents courants de l’islam, le plus spectaculaire d’entre eux étant son accaparement par Ghulâm Ahmad qui prétend lui succéder en ligne directe, voire le réincarner.

Cette analyse des « courants » est de facture classique, raisonnablement exhaustive si l’on en excepte, pour d’évidentes raisons, d’autres formes notamment en Afrique francophone.

C’est dans la dernière partie que l’on attend l’auteure, puisqu’elle est consacrée à l’islam et au christianisme : tiendra-t-elle l’objectif qu’elle s’est fixée, « s’accepter parce que l’on se connaît » ?

Cette partie commence par une longue description des prophètes (dix-sept)avant Muhammad, tels que caractérisés dans le Coran et analysés en fonction de la mission que leur a confié Dieu. Le premier est Adam, la dernière étant Marie. Quant à Jésus, auquel est refusée l’appellation de « Fils de Dieu » et la sainte trinité, un chapitre lui est consacré. Il est cité au moins dans 93 versets, il y est reconnu notamment comme fils de Marie à laquelle l’ange Gabriel a annoncé la naissance et qui « sera un signe pour l’humanité ». Peut-être enfant sans père, tel Adam, mais pas plus que ce dernier fils de Dieu. Des miracles lui sont reconnus. « Dans le Coran, la création insolite de Jésus a donc pour objet de faire comprendre l’action de Dieu pour d’autres hommes, alors que dans le Nouveau Testament elle révèle avant tout la nature et la mission de Jésus ».

Le chapitre suivant est consacré à la récapitulation des convergences et divergences entre islam et christianisme. D’abord formelles puis théologiques. On le lira avec intérêt car il sait ménager les unes et les autres avec les nuances nécessaires d’interprétation selon que l’on est chrétien ou musulman. Par exemple, parmi bien d’autres, les conceptions coranique et biblique du péché divergent profondément : pour la première, il s’agit d’un « faux pas » aisément rachetable, pour la seconde, c’est une « chute », le péché originel qui rompt la relation avec le Créateur. Cinq pages (656 à 660) dressent des tableaux particulièrement pédagogiques, mettant en vis-à-vis les interprétations entre islam et christianisme sur les questions ou catégories suivants : Dieu, Jésus-Christ, péché foi et pardon, parole de Dieu et Saint-Esprit. Bien que fort résumés, ces tableaux présentent un grand intérêt. Ils sont exacts autant qu’un résumé peut l’être. Au lecteur de les compléter ou diversifier selon ses propres connaissances.

L’on en vient à l’Évangile de Barnabé, apocryphe qui circula en Occident à partir de 1634, plus que probablement écrit par un ou des musulmans, dont la caractéristique essentielle est qu’il annonce explicitement et de la bouche même de Jésus la venue de Muhammad. Au XXe siècle, des auteurs musulmans le ressusciteront et le rééditeront pour alimenter leur querelle avec les chrétiens. Ici encore, le texte sous revue abonde en références et en péripéties tournant autour de cet évangile.

Suivent les histoires et critiques de l’islamologie et de la controverse islamo-chrétienne, ce sur de longs siècles et de nombreux auteurs.

Ce monument d’érudition, cette chronique à la fois dans le temps et de nombreux personnages, écrivains, historiens, apologètes, missionnaires est impossible à résumer en deux ou trois pages. Il tient le pari annoncé de faire mieux connaître l’islam aux chrétiens, peut-être un peu moins le christianisme aux musulmans (mais le public visé était les Allemands du XXIe siècle) et certainement pas celui d’être comme l’affirme l’édition en français le nec plus ultraen la matière.

Il est cependant à ranger dorénavant parmi les ouvrages à consulter, comme tant d’autres, pour le lecteur désireux de mieux comprendre à la fois les origines lointaines des Livres Saints et du Coran, parole de Dieu, des confrontations largement fondées sur la méconnaissance réciproque. Avertissons-le toutefois, il devra travailler sur un large bureau, avec accès à l’Internet pour compléter sa lecture, et certes pas dans le métro ou autre transport en commun.

Une dernière remarque, essentielle. Cet ouvrage est écrit par une évangéliste qui fut fort critique des pays musulmans d’aujourd’hui dans le maintien de toutes sortes de marginalisations de leurs minorités chrétiennes. On pouvait craindre un ouvrage « engagé », on doit constater que celui-ci est très objectif, même si des islamologues plus avertis que le signataire de la présente note de lecture peuvent ici ou là en contester certains points.

Par « objectif », on entendra qu’il s’en tient rigoureusement aux bonnes règles déontologiques de toute étude savante.