L'Orient chrétien : art et croyances

Recension rédigée par Henri Marchal


On a longtemps pensé que les régions chrétiennes sous influence byzantine partageaient des représentations artistiques uniformes. Pourtant, la singularité de certains schémas iconographiques orientaux avait été remarquée depuis longtemps. Dans son nouvel ouvrage consacré aux images du répertoire chrétien oriental, Tania Velmans la met en évidence en faisant valoir dans les pays d’Orient l’indépendance de leur art par rapport au pôle constantinopolitain et la parenté d’une iconographie qui les relie entre eux. L’art de l’Orient chrétien s’est épanoui à partir du IVe siècle dans l’espace où le christianisme est né et a grandi. Il occupe le domaine de la Géorgie, de l’Arménie, de la Cappadoce, du Liban, de la Syrie, de la Palestine, de l’Egypte, de la Nubie et de l’Ethiopie. Tout en appartenant à la grande famille orthodoxe, il témoigne de particularismes religieux.

Une première partie définit l’Orient chrétien par les données historiques, géopolitiques, sociales et théologiques qui modèlent ses expressions artistiques. Dans une deuxième partie, l’analyse se resserre sur les principaux décors ecclésiaux qui le caractérisent. Dans l’église, l’abside, tout comme la coupole, est chargée de signification sacrée. La décoration du lieu qui est celui de la célébration eucharistique revêt tout naturellement de l’importance. Le programme iconographique évolue conformément au développement de la théologie, de la liturgie et de la sensibilité religieuse et se stabilise à l’issue de la crise iconoclaste (843).

A Constantinople, le décor religieux privilégie la Vierge à l’Enfant et la Communion des Apôtres. Dans sa périphérie orientale, les églises suivent leurs propres voies et développent un premier thème, l’image de la Théophanie-Vision, qui glorifie le Christ dans toute sa puissance et dans son environnement céleste. Dès le VIe siècle, l’abside est ainsi occupée par cette Vision théophanique décrite par le prophète Ezéchiel et l’Apocalypse. Le Christ trônant est enveloppé dans une gloire portée par les Quatre-Animaux. Autour de ce noyau central, des anges de différents ordres et parfois des prophètes enrichissent la composition. D’autres éléments (astres et signes de feu) signifient la lumière immatérielle qui émane du Maître de l’univers. La Vierge orante ou à l’Enfant, entourée des apôtres figure souvent dans un second registre. En Egypte, le Christ en gloire se fait remarquer par sa taille et emplit tout l’espace. Autour du Christ, les Quatre-Animaux qui seront assimilés aux symboles des quatre évangélistes émergent de la mandorle en Egypte ou du trône en Cappadoce ou directement de la figure du Sauveur en Géorgie.

A partir du XIe siècle, une fusion s’opère entre la Vision théophanique et l’image de la Deisis, c’est-à-dire du Christ recevant la supplication de la Vierge et de saint Jean le Précurseur en faveur du genre humain. Ce thème d’origine constantinopolitaine se limite à Byzance à la présence du Christ entouré des deux intercesseurs. Dans la périphérie orientale il se répand en s’associant à la vision théophanique pour marquer le triomphe du Christ à la fin des temps. Les représentations les plus simples, formées par trois personnages en buste, sont présentes dans tous les territoires. Fréquemment les programmes rapprochant la Deisis et la Vision théophanique s’embellissent de figures angéliques et de luminaires, et parfois de la présence d’un couple de donateurs. Le Christ trônant apparaît en Egypte entouré des Quatre-Animaux en pied et des deux médiateurs debout. En Cappadoce, il est encadré des deux intercesseurs aux côtés de deux anges.

La Deisis-Vision est mise en rapport avec la Trinité en Géorgie où la prière d’intercession célèbre le double triomphe, terrestre et céleste, du Christ. Une autre correspondance s’établit en Egypte et en Ethiopie avec l’Entrée à Jérusalem qui rapproche les deux royautés du Christ, selon une inspiration puisée dans la liturgie.

Un troisième thème s’impose avec la Croix qui se diffuse sur un modèle palestinien (offert par les ampoules de pèlerinage) comme motif de victoire, et non de supplice. Elle pare les coupoles et les voûtes. Ornementée, elle est portée par des anges volants, à l’exemple des victoires de l’Antiquité et de schémas paléochrétiens.

Un quatrième thème relie la prière d’intercession et le Jugement dernier, qui est perçu différemment à Byzance, en Orient et en Occident, plus préoccupé de l’enfer. Relativement rare en Orient, il intègre la résurrection des hommes dans les églises caucasiennes. En allant de l’Ouest vers l’Est, on observe dans ses représentations une progression graduelle de la confiance dans la miséricorde divine.

Les chrétiens d’Orient se distinguent par la référence aux saints cavaliers. Fréquemment persécutés, ils demandent la protection de vaillants défenseurs. Le modèle est un guerrier à cheval qui triomphe d’un dragon, symbole du mal. Des antécédents existent dans des œuvres païennes, tel Horus habillé à la romaine transperçant un crocodile (Egypte, IVe siècle). Dans les pays victimes de persécutions et d’invasions, l’iconographie déborde d’imagination, notamment en Egypte et en Géorgie. Parmi les images des saints cavaliers vainqueurs, saint Georges et saint Théodore sont particulièrement honorés, aux côtés des saints Mercure (qui se distingue par une lance et une épée destinéeà tuer Julien l’Apostat), Serge et Démétrius. Dans une coupole du monastère Saint Paul en Egypte, six cavaliers forment en cercle une légion céleste. La Cappadoce était bien placée pour vénérer les saints cavaliers. A l’époque post-byzantine, le saint cavalier se répand en Russie et dans les Balkans.

Des miracles sont attribués aux saints cavaliers. La légende de saint Georges sauvant un jeune captif est représentée dans tout l’Orient chrétien. Ailleurs, saint Georges sauve une princesse dans une image qui rappelle la délivrance d’Andromède. Une autre légende dite de saint Eustathe met en scène en Géorgie et en Cappadoce un cerf dont le culte est ancien en Anatolie et dont la chasse est un divertissement royal sassanide. Au cours de la poursuite de l’animal, le chasseur, un général romain appelé Placidius, voit apparaître entre ses cornes une croix lumineuse. Il se convertira sous le nom d’Eustathe. La légende de saint Hubert dérive directement de ce prodige.

Fruit d’une vaste étude, superbement illustrée et documentée, où l’on regrette l’absence de cartes et quelques coquilles (à propos du saint Sépulcre, notamment), l’ouvrage souligne l’autonomie des chrétiens d’Orient par rapport à la règle de Constantinople dans leur pratique religieuse et artistique alors que la plupart d’entre eux étaient soumis sur le plan politique. Ils ont marqué leur identité par une iconographie distincte, tributaire de leurs héritages respectifs et inspirée, selon l’hypothèse de l’auteur, par un foyer palestinien qui serait Jérusalem. Si l’influence de l’Egypte pharaonique paraît certaine avec la figure d’Isis qui annonce les images de la Vierge allaitant et de la Vierge de tendresse, celle de la Perse me paraît moins évidente. A l’époque islamique, les emprunts trouvent davantage leur origine dans des traditions turques en faveur à la cour de Bagdad. Par exemple, l’église arménienne d’Aghtamar, sur le lac de Van, se situe à la rencontre des mondes chrétien et islamique (Xe siècle). Aux côtés de thèmes chrétiens, son décor reflète la vie quotidienne à la cour abbasside et le roi arménien Gagik trône à la manière du calife entouré de sa garde turque, comme le faisait remarquer le regretté Jean-Paul Roux.

Quoi qu’il en soit, par des recherches qui lui ont permis de définir l’originalité artistique des pays inclus dans la sphère d’influence byzantine, Tania Velmans a le remarquable mérite d’identifier et de magnifier dans le monde chrétien une troisième tradition artistique majeure, entre l’Occident et Byzance, tout en déplorant sa disparition sous l’effet de destructions irremplaçables.