De la Nouvelle-Calédonie à Kanaky : au coeur d'une décolonisation inachevée

Recension rédigée par Jean Nemo


Ouvrage posthume de notre confrère Michel Levallois récemment décédé, paru peu de temps avant le référendum en Nouvelle-Calédonie, quelle série de coïncidences…

Plus sérieusement, nul n’ignore que notre confrère, se consacrait à d’autres et multiples pôles d’intérêt et de publications : l’histoire de sa famille, celle d’un lointain parent d’origine guyanaise et conseiller de Napoléon III à propos de l’Algérie, Ismaÿl Urbain, celle du saint-simonisme. Il avait aussi animé, avec son ami Jacques Bugnicourt, une association « ENDA-Tiers-monde », laquelle promouvait une image du développement originale ; il publiait depuis des années une « Lettre de la CADE » (Coordination pour l’Afrique de demain), qui tranchait sur un certain afro-pessimisme encore en vogue il y a peu.

Ce qui ne l’empêcha pas de mener une carrière brillante de haut-fonctionnaire, jeune encore d’abord en Algérie, dans la préfectorale, en Nouvelle-Calédonie dont il fut auprès du haut-commissaire le secrétaire général (1969-1974), avant de devenir plus tard (1984-1986), en une période troublée pour le territoire, le directeur des affaires politiques au ministère des DOM-TOM. Sa carrière « officielle » se termina à la présidence, pendant six ans, de l’ORSTOM (futur IRD, Institut de recherche pour le développement).

Après cette brève présentation de l’auteur, venons-en à l’ouvrage. Commençons par la fin et les remerciements, qu’il aurait adressés, s’il en avait eu le temps, à sa nombreuse famille, laquelle a largement contribué à la mise en forme finale du livre, à son préfacier Alain Rollat, journaliste spécialiste de la Nouvelle-Calédonie et de sa région, à quelques autres encore qui ont apporté des informations spécifiques.

Sept chapitres, découpages chronologiques, retracent l’histoire des dernières décennies, en commençant par celle où l’auteur fut le secrétaire général du Territoire, de 1970 à 1974, témoin actif donc de l’emballement économique du nickel, des débuts des revendications canaques, celles des « foulards rouges », celle de la création utopiste d’un « festival mélanésien », celle encore, selon un rapport emprunté au chef de service de législation Jacques

Iekawé d’accéder à la « richesse, la puissance, à la liberté individuelle qu’ils voient attachées au monde des Blancs, mais ils veulent rester eux-mêmes… ».

Ce séjour se termina en juillet 1974 par le tir de quatre balles de gros calibre dans le salon familial et un départ anticipé, après un dernier intérim du haut-commissaire absent. Tir imputé par la presse aux « foulards rouges ». Au moment du départ, le « débat politique restait dominé par la question du statut, retour à l’autonomie de la loi-cadre de 1956 ou simple aménagement ».

Le chapitre suivant « 1974-1985, l’illusion d’une décolonisation fraternelle » est moins personnellement impliqué mais repose sur de nombreuses notes personnelles ou sollicitées par diverses autorités françaises, voire d’autres écrits de la période. Période au cours de laquelle les considérations démographiques perdent de leur sens, car la population n’est plus seulement européenne ou canaque, elle s’enrichit de migrants wallisiens, vietnamiens, néo-hébridais…

Suivent cinq chapitres dont la liste et les intitulés parlent d’eux-mêmes : « 1981-1984, la crise de confiance et l’insurrection canaque de 1984 » ; « 1985-1986, l’indépendance-association et le statut Fabius » ; « 1986-1988, la cohabitation, le retour de la « loi des Blancs », le drame d’Ouvéa » ; « 1988-1999, une ère nouvelle, les engagements tenus » ; « 1998-2018, décolonisation réussie ou recolonisation programmée ? »

On retrouvera Michel Levallois plus proche des postes de commande à la lecture de certains de ces chapitres. Le dernier se situe après sa « disgrâce » brutale en 1986. Sans doute pour sa clairvoyance qui avait contrarié, voire irrité son nouveau ministre de l’Outre-mer.

Il n’est pas possible de rendre compte dans le détail d’un ouvrage qui comptera pour les chercheurs de par la richesse de sa chronique approfondie, faite de notes personnelles ou plus officielles, de nombreuses références à ses entretiens avec les personnalités canaques et avec les responsables blancs locaux ou métropolitains.

Dans ce dernier cas, notamment avec Michel Rocard et Edgard Pisani. Mais aussi, plus conflictuels, avec Lafleur (contre lequel Michel Levallois gagna un procès en diffamation dont, sauf lecture incomplète, il n’est pas fait mention dans l’ouvrage). Dans le premier, avec des leaders canaques comme Tjibaou ou Yéiwéné Yéiwéné, assassinés en 1989. On trouve notamment un projet de lettre au premier, jamais envoyé, car il estimait lui avoir tout dit oralement de la façon dont il comprenait le futur des Canaques au sein d’un ensemble lié à la France.

Le lecteur sera sensible aux engagements exprimés par notre confrère, « Au cœur d’une décolonisation inachevée ». Inachevée car encore en suspens sur de nombreux points. On notera que le référendum garanti par les accords de Matignon et de Nouméa en 1988 s’est tenu

à    la date limite prévue dans ces accords, que la large victoire du « oui » pour le maintien dans la République annoncée par les sondages s’est avérée moins large que prévu et qu’après avoir fait les jours précédents le scrutin l’objet de manchettes en première page des médias, les jours suivants les mêmes médias se sont faits singulièrement muets sur les résultats, sauf à annoncer que pour les indépendantistes rien n’était encore joué. Mais laissons à l’auteur le mot de la fin, celle de sa conclusion :
 
«    Lors de son voyage sur le « Caillou », du 2 au 5 mai 2018, le président de la République a notamment remis au gouvernement collégial les deux actes de prise de possession du territoire, les 24 et 29 septembre 1853, au nom de Napoléon III ; puis il a prononcé un discours engagé, où, tout en refusant de prendre parti, il a souligné les atouts d’un maintien des liens avec la France. L’avenir proche dira si cette dernière occasion qui se présente de mettre fin à trente-cinq années de promesses non tenues… aura été une nouvelle fois une occasion manquée ».

Cet ouvrage est celui d’un acteur engagé mais aussi d’un témoin sur la longue durée de ces « promesses non tenues ». Il porte témoignage, de par la richesse de sa chronique, de l’exhumation de ses archives et écrits personnels. Quelles sont ces « promesses non tenues » ? Ou comment préserver des identités respectables, multiples, évolutives et se croisant souvent ? Faut-il les nier, les confronter sans fin ? Ou comment les traiter dans un mutuel respect ?

Comme on l’aura compris, ce dernier testament de notre confrère est aussi son dernier appel à enfin respecter l’autre après l’avoir soit subordonné, soit combattu… Histoire de bien des décolonisations, soit via la rupture, soit via le dépassement.

Comme on l’aura compris encore, cet ouvrage n’est pas de ceux que l’on lit en voyage ou au café. Il demande attention, celle de l’historien ou de l’archiviste. Car malgré quelques défauts éditoriaux (pas d’index des noms ou de bibliographie par exemple), il apporte des éclairages originaux et solidement documentés sur l’un des actes non encore achevé de la décolonisation.