Les enfers vivants : ou La tragédie illustrée des coolies chinois à Cuba et au Pérou

Recension rédigée par Chang Ming Marie PENG


L’historien Pierre-Emmanuel Roux propose sous le titre Les Enfers vivants ouLa tragédie illustrée des coolies chinois à Cuba et au Pérou, la première traduction occidentale et annotée d’un ouvrage dont il ne reste que de très rares exemplaires à travers le monde. Cette publication comprend une introduction apportant de très utiles informations sur l’histoire de la traite des coolies chinois au XIXe siècle, les circonstances de la collecte des témoignages et de la rédaction et enfin, les lectures possibles de cet ouvrage, qui est reproduit ensuite en fac-similé (texte chinois et illustrations d’origine), accompagné de notes et de la traduction en français.

Paru en 1875 dans une grande maison d’édition cantonaise, le livre, dont l’auteur est resté anonyme, relate, en 42 témoignages illustrés dans le style des gravures populaires sur bois, le sort tragique des coolies chinois (travailleurs exerçant une corvée) qui furent emmenés de gré ou de force à Cuba et au Pérou à partir des années 1840 et jusqu’au milieu des années 1870.

Afin de répondre aux pressions anti-esclavagistes et maintenir la prospérité de leur économie par l’exploitation des plantations sucrières et du guano, les Espagnols, les Cubains et les Péruviens se tournèrent vers la main d’œuvre chinoise qui devint le substitut « idéal » puisqu’elle ne disposait d’aucune protection de son propre gouvernement à l’étranger. La différence culturelle favorisait la confusion qui conduisait à tromper les coolies lors de la signature de leur contrat de travail. Nombre d’entre eux signèrent sous la contrainte, d’autres furent même enlevés. C’est environ 250.000 coolies répartis entre Cuba et le Pérou qui furent victimes de ce trafic inhumain au milieu du XIXe siècle.

Ces travailleurs qualifiés de « porcelets » étaient traités comme tels sur les navires qui les emmenaient vers Cuba et le Pérou, et nombre d’entre eux mouraient avant d’atteindre la destination. Arrivés sur place, ils étaient vendus au marché des esclaves avant d’être exploités tout en subissant diverses sortes de torture, les unes plus cruelles et inhumaines que les autres.

Les abus de ce système néo-esclavagiste finirent par être dénoncés notamment au travers des rapports de deux commissions internationales envoyées à Cuba et au Pérou en 1874 et également par le biais des journaux chinois et occidentaux.

A partir de 1875, le rapport de la commission mandatée à Cuba fut diffusé en Chine auprès des légations étrangères installées à Pékin et auprès des fonctionnaires. Il fut aussi traduit en édition bilingue chinois/anglais et publié en 1876.

L’ouvrage de la Description illustrée des Enfers vivants reprend les éléments de ces deux commissions afin de toucher un plus large public et dans le but d’alerter la population sur les dangers encourus.

Par la virulence de ses propos, ce livre s’est largement inspiré duManuscrit du calendrier de Jade consacré aux châtiments effroyables infligés aux pécheurs des enfers bouddhiques. Ainsi, en rapprochant les supplices et sévices subis par les coolies chinois des tortures des mondes infernaux, l’auteur parvient à démontrer qu’il s’agit bien d’enfers vivants, justifiant ainsi le titre de l’ouvrage.

Cependant, la diffusion à une large échelle de ce pamphlet dans le sud de la Chine, le succès qu’il rencontra firent bientôt craindre des émeutes anti-occidentales. Aussi, les autorités diplomatiques espagnoles en Chine ne tardèrent pas à en exiger l’interdiction en 1877. Malgré la censure et la destruction de l’ouvrage, de rares exemplaires parvinrent néanmoins dans des bibliothèques d’Europe et d’Amérique.

Même si le destin de ce livre fut éphémère, il encouragea néanmoins la cour impériale des Qing à agir en faveur de ses ressortissants. En effet, jusqu’en 1860, la Chine n’avait pas perçu l’importance et la nécessité d’établir des représentations à l’étranger. La tragédie des coolies permit cette prise de conscience qui conduisit à l’établissement d’un corps diplomatique chargé de missions d’abord temporaires puis permanentes.