L'institution de l'esclavage : une approche mondiale

Recension rédigée par Jean Nemo


Le lecteur « honnête homme », selon la formule souvent utilisée dans ces notes de lecture, a forcément plus qu’une idée de ce que fut et de ce qu’est aujourd’hui l’esclavage, malgré les difficultés à définir ce terme et les multiples modalités sociales, juridiques et morales qu’il recouvre. Il a très probablement eu l’occasion de lire de bons ou de moins bons ouvrages à ce propos. Nul doute alors que le titre de l’ouvrage ici référencé ne l’incite à en prendre connaissance. Peut-être en outre cela l’amènera-t-il à se replonger dans d’autres ouvrages récents qui traitent de la même question, apparemment de façon globale telle que « Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale » d’Olivier Grenouilleau, « Une histoire de l’esclavage » de Christian Delacampagne, « L’Atlas des esclavages, de l’Antiquité à nos jours », de Marcel Dorigny et Bernard Gainot, pour ne pas citer d’autres titres étrangers…ou plus antiques.

Cet ouvrage reprend, en le « révisant » et en le « complétant », un ouvrage paru du vivant de l’auteur, en 2001, sous un autre titre : « L’esclave, la dette et le pouvoir : études de sociologie comparative ». Le titre de 2018 paraît plus ambitieux que celui de 2001, en ce sens qu’il incite le lecteur à s’attendre à une revue générale et mondiale du phénomène de l’esclavage alors que le premier semblait relever plus de la monographie.

Dans son court « Avertissement », Valérie Lécrivain note que de l’aveu même d’Alain Testart, son premier ouvrage ici repris et rebaptisé présentait au moins une insuffisance dans la présentation de l’une de ses thématiques, « celle de l’esclavage dans la genèse du pouvoir », et dans son « idée-force que l’institution de l’esclavage trouve sa raison d’être dans la naissance de la richesse ».

Avant d’aborder l’ouvrage sur le fond, il est utile de comprendre l’évolution d’un premier ouvrage vers celui qui, en substance devrait en être fort proche. Valérie Lécrivain s’explique sur les modalités de ses interventions : disparition de notes de bas de pages, redondantes, d’un court texte et d’une carte, ajout de quelques schémas et paragraphes, développement de l’index et de la bibliographie. Elle ajoute qu’elle a collaboré pendant des années aux ateliers conduits par Alain Testart, notamment l’un concernant « la constitution d’une base de données mondiale portant sur l’esclavage ». Elle se présente donc, à juste titre, en héritière légitime de la pensée du maître.

Comme il est fréquent chez les anthropologues et autres ethnologues, et plus généralement dans bien des disciplines, les ouvrages des uns et des autres regroupent des notes et publications diverses, d’où parfois un certain décousu dans leur cohérence interne. Ce, malgré une évidente approche globale et thématique dont on voit bien quel est le fil directeur et le thème général.

Dans un long avant-propos, Alain Testart le confirme en disant qu’il a rassemblé ici une série d’études à l’issue desquelles il se dégage quatre thèmes majeurs : comment définir le plus précisément possible ce qu’il convient d’entendre par le mot « esclavage » ; comment définir le « pouvoir » ; pourquoi l’esclavage est-il quasiment le fait de toutes les sociétés humaines ; thème pour l’auteur le plus important, parmi d’autres formes et modalités d’ « esclavage externe » (des ennemis capturés), pourquoi l’esclavage pour dettes ou « esclavage interne » conduit-il à ce que les puissants deviennent plus puissants, entourés de clientèles de plus en plus nombreuses ?

L’auteur avertit son lecteur, il ne traitera que des royaumes et des sociétés anciens « il ne sera très peu question de l’Occident… et encore moins de la traite ou des Noirs en Amérique ». Il ne peut cependant pas éviter de s’y référer vers la fin de son avant-propos, remontant à Solon et Aristote, car « il sert toutefois de référence majeure…il fournit un terme utile de comparaison ».

Au long de ces pages, on apprend, sans surprise, que même les sociétés dites autrefois représentatives du « bon Sauvage » connaissent et ont de tout temps connu et pratiqué l’esclavage, d’autant plus sévères à l’égard de leurs esclaves qu’il n’y existe pas de puissance ou d’État capable de codifier tant l’institution que les personnes.

L’auteur pense qu’il ne faut pas confondre l’esclavage avec d’autres formes de dépendance familiale, sociologique, culturelle. « Les membres de la communauté ne peuvent être réduits en esclavage ». L’esclave est donc un exclu, de la famille, de la société, de l’État (royaume, empire, suzerain…), de la religion (seules certaines catégories, infidèles, renégats, peuvent être réduites en esclavage). Il exclut donc, si on le comprend bien, les autres formes de dépendance internes aux structures familiales, sociales mais aussi des formes pourtant aujourd’hui reconnues internationalement et solennellement condamnées, les différentes sortes de traites (sexuelles, mafieuses, transfrontières…).

Définir l’esclave comme « l’exclu » de toute structure sociale, politique, religieuse reconnue à telle ou telle époque réduit sensiblement le champ d’études, même s’il est précisé, comme en 4ème de couverture, que d’autres formes d’asservissement existent.

De fait, Alain Testart cherche à démontrer que l’esclavage est à l’origine de « la naissance de la richesse ». Puis de ce qui en sort, les inégalités sociales, l’endettement et la mise en esclavage de l’endetté, et « l’émergence d’un pouvoir politique de type despotique.

Ce serait sans doute trahir une série de monographies ou d’essai fort intéressants que de tenter de les résumer. Cela risquerait de faire croire que le lecteur a trouvé un fil directeur alors qu’en fait, il se trouve en face d’une réflexion érudite et bien informée, en train de se mener, provoquant plus le désir d’entrer dans la discussion que de prendre connaissance d’une synthèse élaborée.

On notera par exemple le chapitre ajouté par Valérie Lécrivain, « Partir dans l’au-delà accompagné, rôle des fidélités personnelles dans la genèse du pouvoir ». Ou comment, souvent volontairement, les fidèles ou dépendants du puissant décédé le suivent dans la mort et le tombeau pour continuer à le servir.

Pour qui veut connaître une riche réflexion en cours, interrompue par un décès prématuré (2013) mais heureusement rendu à nouveau accessible au lecteur « honnête homme », la lecture de cet ouvrage ne sera pas du temps perdu. Il n’est pas nécessaire ici de rappeler qu’Alain Trestart s’était fait remarquer par ses pairs à travers des approches originales et une bonne et diversifiée érudition. Qui n’empêche pas le lecteur de dialoguer avec l’auteur, car certaines de ses approches prêtent à discussion.