Vers l'Orient ! : la rencontre des occidentaux avec les traditions orientales au XXe siècle

Recension rédigée par Frédéric Girard


               L’auteur de la présente monographie, Harry Oldmeadow, est connu par des spécialités diversifiées (cinéma, philosophie, religion) qu’il enseigne en Australie, et est un connaisseur de l’Inde où il a voyagé dès sa jeunesse. Il développe une étude sur l’orientalisme qui se situe tout du moins pour un lecteur francophone dans la lignée de la prolixe et bien informée Renaissance orientale (1950) de Raymond Schwab (1881-1956), autre auteur polyvalent et attiré par l’Inde grâce au pionnier en la matière, Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731-1805). L’orientalisme en tant que domaine scientifique évolue entre la curiosité exotique et la rigueur méthodologique de savants qui abordent des champs d’exploration scientifiques nouveaux. A terme il doit s’effacer devant l’universalisme de lois : la philosophie orientale doit se fondre dans la philosophia perennis dans laquelle il n’existe plus ni est ni ouest et qui dégage des principes premiers dans « un langage universellement intelligible » (p. 40). S’il persiste, c’est qu’en existent de bonnes raisons : on aurait mis en évidence des modes d’expression ou de production, des structures sociales, etc., qui seraient propres à l’Orient. A moins de prétendre être arrivé au terme de ces deux processus extrêmes, l’orientalisme a encore de beaux jours à vivre en tant que champ d’investigation scientifique, philosophique ou religieux.

            Oldmeadow pose la question préambulaire de l’orientalisme en en écartant l’islam, même si ce n’est pas entièrement justifié, en évitant un inventaire exhaustif des recherches le concernant, et en se démarquant des positions maintenant bien connues d’Edward Said concernant l’orientalisme en tant qu’institution aux fortes connotations idéologiques, dans son ouvrage de 1978, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident. Dans cet ouvrage, l’Orient et l’Orientalisme (avec une majuscule) sont présentés comme « un système de fictions idéologiques » voulant « légitimer la supériorité culturelle et politique de l’Occident », avec en arrière-fond le préjugé d’« une relation de pouvoir, de domination, de divers degrés d’hégémonie complexe ». Michel Levallois  avait déjà noté des limites à l’analyse de Saïd qui donnait à l’Orient des frontières trop proches des nôtres, tout en lui reconnaissant le mérite d’avoir distingué « trois grandes familles d’orientalistes : les universitaires et les savants, les poètes et les philosophes, les politiques et les hommes d’action. ». Comme il le remarque ces familles regroupent à vrai dire les saint-simoniens, qui nous ont conduit des bords du Nil aux confins du Sahara, de la recherche de la « Mère » à l’assistance technique (« Essai de typologie des orientalistes saint-simoniens », Maisonneuve & Larose, 2006, pp. 93-94). Tel n’est pas le point de vue d’Oldmeadow qui remarque que l’analyse de Said repose sur une extrapolation de son étude du Proche-Orient islamique à l’Orient dans son entier, et qui croit en d’autres rapports et approches possibles allant au-delà des travaux de Michel Foucault qui « proclame l’éclipse de l’homme en tant que fondement de la pensée » (Les mots et les choses) et des protocoles intellectuels des « études postcoloniales », auxquels se rattache Said (p. 27), non sans en partager des valeurs nihilistes en vogue (p. 39). Il s’éloigne par exemple des railleries d’un Oscar Wilde pour qui la japonophilie fin-de-siècle aurait construit un « Japon [qui] dans son ensemble était une pure invention » (p. 34). Il préconise une utilisation non-péjorative du terme « orientalisme » (avec une minuscule) pour désigner « une longue tradition occidentale de questionnement intellectuel sur les relations existentielles avec les idées, les pratiques et les valeurs de l’Orient, en particulier dans le domaine religieux » (p. 28). L’accent est mis sur l’influence et l’impact de l’Orient sur certaines personnalités occidentales, en mettant en lumière des penseurs orientaux assez peu connus, sans oublier ceux réputés de Mohandas Gandhi, Suzuki Daisetsu ou Swâmi Vivekananda.

            L’auteur engage une enquête sur la conviction que l’Orient peut contribuer à enrichir l’homme occidental grâce à une sagesse que son partenaire tend à oublier, mais il va plus loin en en soulignant le besoin urgent. Il met pour ce faire en opposition des attitudes accordant la prééminence soit à la connaissance soit à l’action, soit à un empirisme pragmatique soit à une spiritualité libératrice, des deux côtés du globe terrestre. Il souligne ce que, au cours du XXe siècle qui a très peu attiré l’attention jusqu’à présent, l’Orient a pu apporter à l’Occident, ce que les plus exhaustifs et fidèles à eux-mêmes d’entre eux en Orient ont pu donner à un Occident pour autant que celui-ci se mette à son écoute. Les protagonistes de ces échanges sont soit des prosélytes orientaux soit des aventuriers de l’esprit occidentaux. La liste des noms propres est longue mais l’auteur les a limités aux moins connus, comme Soeur Nivedita, disciple de Vivekananda, Henri Le Saux, Marco Pallis, pour évoquer de façon brève les plus réputés comme Carl Jung, Thomas Merton ou Alan Watts. Il reconnaît la dette qu’il a contractée envers les meilleurs auteurs, comme le tibétologue Giuseppe Tucci, l’historien des religions spécialiste du Yoga Mircea Eliade, l’historien de l’art indien Heinrich Zimmer, le théologien gnostique épris de taoïsme René Guénon, les philosophes Ananda Coomaraswamy ou Frithjof Schuon dans sa propre démarche, en raison de leur engagement dans des approches et des démarches objectives et scientifiques (pp. 35-36) et de leur volonté d’« en comprendre le sens » (p. 38). Les pays concernés sont le Śrī Lanka, l’Inde, le Tibet, la Chine et le Japon. Se situant à la croisée de l’histoire des idées et des religions, l’ouvrage se veut interdisciplinaire et ouvert au « lecteur moyen », en tout cas décloisonné de toute spécialisation donnant dans l’hermétisme.

            Dans les enquêtes, on pourrait se demander si l’auteur a pris la mesure d’un renversement d’attitude chez des Orientaux qui ont pris pour modèle l’Occident au point de perdre une partie de leur identité. Tout en déclarant ne pas se pencher sur l’influence de l’Occident sur l’Orient, il le fait bien en considérant que la science a imposé une perception et une vision objectives de l’univers physique. Il est guidé par le Fil d’Ariane qu’est l’unité supposée de la métaphysique d’un côté comme de l’autre. L’auteur sait très bien que la mode de courants orientaux comme le Zen, en particulier celui illustré par Suzuki Daisetsu, peut tomber dans la supercherie auprès d’Occidentaux en quête de gourous, dès lors qu’ils sont mal interprétés, décrits de manière peu scrupuleuse ou déviés de leurs visées : un des mérites de Suzuki a été selon l’auteur de vivifier et d’enrichir l’esprit en ayant introduit l’idée d’une réduction et d’une annihilation des abstractionnismes asséchants. Tout en évitant cet écueil et en situant à l’opposé d’un destructeur postmoderniste et d’une herméneutique de la suspicion, son enthousiasme envers les lumières qu’ils peuvent apporter sur l’Occident révèle une attitude positive qui semble confiner parfois à un optimisme naïf n’emportant pas toujours l’adhésion. Une lecture attentive de l’ouvrage indique pourtant que l’auteur sait parfaitement qu’existe un mouvement de balancier faisant alterner attirance et rejet, séduction et détestation à l’égard de ces courants dont les esprits les plus critiques ne sont pas exempts. Malgré une rhétorique quelque peu emphatique – est-ce aussi le fait du traducteur ? – et des élans affectifs, l’ouvrage est plus équilibré et enrichissant qu’il y paraît en raison de la précision de ses sources documentaires.

            Une première partie débat de la thèse de Said et recherche des perspectives alternatives. L’intérêt pour la Chine et surtout l’Inde suit un fil conducteur dépassant les modes et les réductionnismes qui se veulent critiques, pour s’intéresser à l’engagement existentiel et spirituel d’une importante frange d’Occidentaux vis-à-vis des religions orientales sans s’identifier à une foi particulière. Tel est le point de vue « traditionaliste » qui revêt une signification critique vis-à-vis des modes et des phénomènes de surface et suppose en recherche active effectuées en profondeur « raisons d’être » des fondements doctrinaux d’une philosophia perennis (p. 40). Cette quête trouve ses sources au XIXe siècle dans le romantisme orientaliste allemand issu de Schopenhauer, le transcendantalisme américain inspiré de Henry David Thoreau et William Emerson, les savants Eugène Burnouf, Max Müller, les enseignants comme Paul Carus ou Lafcadio Hearn, les membres de la Société théosophique, les poètes Yeats, Pound et Eliot ainsi que le Parlement mondial pour les religions.

            Une deuxième partie, qui occupe la plus grosse partie de l’ouvrage, propose une grille de lecture cohérente des engagements et des interprétations des personnalités occidentales à l’endroit de courants orientaux. Il envisage les figures de  médiateurs » comme Soeur Nivedita, Rudolf Otto, Giuseppe Tucci, Huston Smith, ou encore Gary Snyder. Ce dernier a tenté d’élaborer une « éthique alternative » inspirée des idéaux du bouddhisme Zen et amérindien et de l’idéologie américaine des droits naturels pour mettre sur pied une conscience écologique qui tienne compte des Indiens d’Amérique, ainsi qu’une esthétique primitiviste (pp. 86-87). Les personnalités se rattachant de près ou de loin à la théosophie, parmi lesquels des convertis à l’hindouisme, des ermites, le musicien philosophe Alain Daniélou, Aldous Huxley, l’encyclopédiste et moine cingalais Nyanatiloka (professeur à l’université Komazawa de Tokyo), Chrismas Humphrey, occupent une place importante. On peut s’étonner de ne pas voir mentionné le nom de Paul Oltramare, indianiste de qualité si important en Suisse, ce qui trahit un intérêt moindre de l’auteur pour l’Europe. Le groupe d’Eranos et ses mythographes comparatistes ont étudié en détail, de même que la quête du « Tibet secret » et ses contrefaçons, resituées dans leur contexte. Les « mondes flottants » de la Chine et du Japon font l’objet de coups de sondes à notre avis un peu rapides, concernant le prolixe et créatif traducteur Arthur Waley, le « marxiste » fondateur de l’histoire des sciences chinoises Joseph Needham, le grand historien de l’art Ernest Fenollosa, l’écrivain  disciple d’Edgar Poe Lafcadio Hearn, le paradoxal et prolixe introducteur du Zen Suzuki Daisetsu. Suzuki a été relu de façon critique par Robert Sharf d’une manière qui ne nous semble cependant pas exhaustive car il était en réalité un tenant de la secte Authentique de la Terre Pure. De même en va-t-il d’Eugen Herrigel ou R.H.Blyth ainsi que des mouvements d’avant-garde underground. Trop peu est dit du musicien John Cage sur qui l’influence du Zen mériterait un développement conséquent. Des descriptifs intéressants sur le bouddhisme japonais aux Etats-Unis, à Chicago en particulier, au plan culturel semblent un peu tourner court : Joseph Kitagawa a certes été important mais sa connaissance des religions et du bouddhisme au Japon était celle d’un vulgarisateur et est grossie. Le travail de Carmen Blaker est remarquable mais son jugement sur le Zen « la forme d’exhibitionnisme à la mode et stupide dont nous avons tellement entendu parler dans les années 1950 et 1960 », révèle autant certaines outrances commises par le clergé bouddhique au Japon que son ignorance des travaux philologiques, historiques et doctrinaux qui ont vu le jour après cette époque sur le Zen (Paul Demiéville, Yanagida Seizan). Les échanges entre missionnaires chrétiens et moines indiens ainsi que bouddhistes sont passés en revue, avant les mouvements des hippies, des beats et de la contre-culture des « clochards célestes » aux États-Unis. L’implantation importante de courants hindouistes et védantiques, du bouddhisme théravada et tibétain en Occident, est traitée de façon historique et descriptive, tout comme le Zen qui a droit à un traitement de faveur mais où l’anecdotique et la dialectique du paradoxal côtoient le biographique sans beaucoup souligner les particularités philosophiques. Le Zen en France est réduit en quelques phrases à celui qu’a pratiqué avec talent il est vrai Jacques Brosse. Le chapitre est clos par des problématiques intéressantes : le rôle d’une autorité canonique, d’une transmission par un enseignement circonstancié, d’un laïcat et d’un cléricat, des différences entre sexes, enfin de problèmes sociétaux, de fin de vie et écologiques. Ces derniers ne sont guère abordés alors que la question de la limite entre animé et inanimé est cruciale.

            Une troisième se penche sur les influences orientales et les domaines où elles ont généré une créativité notable, la psychologie, la philosophie, la science et la politique. L’auteur consacre des développements à l’impact de la psychologie orientale et bouddhique sur les psychanalystes contemporains, des instituts qu’ils ont créés, en particulier parmi les courants humanistes, personnalistes et existentialistes qu’il oppose aux écoles objectivistes, béhavioristes et empiristes qui elles restent imperméables aux investigations sur la conscience et en conséquence à la psychologie orientale (p. 400). Le descriptif de l’auteur est instructif mais laisse des pans entiers de la recherche récente dans l’ombre, dont les travaux du psychiatre Kimura Bin et leur impact sur le béhaviorisme. Un chapitre sur la philosophie et la science occidentales concerne l’établissement de sociétés bouddhistes en Angleterre et en Allemagne, de la Société théosophique de Madame Blavatsky et de Henry Olcott (1875) pour fonder « une fraternité universelle ». La philosophie comparée entreprise à l’université de Hawai est productive dans les domaines apparentés à la phénoménologie et l’auteur consacre un chapitre aux « Conditions pour une philosophie comparative sérieuse » qui entrevoit « une commune mesure  entre les doctrines sapientielles de l’Orient » et « les constructions mentales des penseurs occidentaux » (p. 437). Cela conduirait à ne pouvoir comparer que les théologiens et métaphysiciens qui ont élaboré « l’aspect doctrinal d’une voie totalement spirituelle », comme Platon, Plotin, Eckhart, Thomas d’Aquin, Bonaventure, etc., en évitant tous les réductionnismes (p. 438). L’auteur envisage l’existentialisme allemand à l’exclusion des autres ainsi que les influences orientales sur les nouveaux paradigmes scientifiques, d’une façon succincte. Il fait état des critiques de Sharf concernant l’école philosophique de Kyoto se réclamant d’un « zen aigri par les polémiques du nihonjinron » (doctrine d’un japonocentrisme, d’un particularisme japonais inaliénable), considérée sans nuance comme le cœur d’un néonationalisme (p. 471). Ici aussi, l’indigence des études historiques cède le pas au pur et simple alignement d’opinions médiatisées. Pour l’auteur, en conclusion, la réalité ultime de la métaphysique est l’Identité Suprême dans laquelle toutes les oppositions et dualités sont résolues, ce que l’époque moderne qui a séparé la métaphysique, la philosophie et la religion, n’a plus en en vue.

            Une quatrième met en avant les thèses propres de l’auteur sur les possibilités d’une exégèse interreligieuse : une intelligence interculturelle du monde de la nature et de la crise écologique, sur fond de religion, et la mise en évidence d’un fondement métaphysique commun (point de vue « traditionaliste » de Guénon, Coomaraswamy et Schuon) ramenant à une unité que l’auteur pense essentielle les traditions religieuses des deux pôles moins géographiques que culturels, malgré une diversité dans les formes d’expression. L’analyse de symbolisme, du traitement du sacré et du profane, la description de dialogues constructifs entre chrétiens et bouddhistes, comme ceux d’Hugo Enomiya-Lassalle ou Heirich Dumoulin et des jésuites au Japon, laisse entrevoir des perspectives à la fois scientifiques et philosophiques qui sont prometteuses.

            Le livre n’est pas sans imperfections formelles, dont des transcriptions inadéquates de termes orientaux, des dates de personnages manquantes, des approximations doctrinales dues à des lectures trop rapides des œuvres (par exemple p. 233) : la matière abordée est si grande et demande des compétences si diverses qu’un seul homme ne pouvait la traiter entièrement de manière satisfaisante. Il nous a donné un aperçu des problématiques et des matériaux dont chacun pourra alimenter sa réflexion et trouver des pistes fructueuses, ce qui fait la qualité principale de ce travail.