À la recherche d'un aggiornamento de l'islam : des voies contemporaines

Recension rédigée par Christian Lochon


L’auteur, M.Waêl Saleh, qui est docteur en sciences humaines appliquées et enseigne à l‘Institut d’études post-Printemps arabe de l’Université du Québec à Montréal, a su dans cet ouvrage nous présenter parallèlement le sécularisme musulman et le conservatisme religieux.

Les limites de la légitimité de l’intégrisme apparaissent déjà dans les différents sens donnés au mot charia, qui, dans le Coran veut dire « ressource à boire » (p.60), puis dans l’usage postérieur, « route » ou « programme » ou « doctrine et enfin « juste voie ». Déjà le texte de base définissant l’islamité de l’Etat Al Ahkam Assultaniyya de Mawardi (Xe s.) avait sacralisé le califat dans l’imaginaire musulman (p.168). Ibn Khaldoun (au XIVe s.) parle de l’État islamique comme d’« une prise de pouvoir par la force et d’une légitimation par le sacré » (p.47) ; Ghaleb Bencheikh, né en 1960, regrette que « l’interférence de l’ordre religieux dans le champ politique demeure un des problèmes majeurs auxquels ont toujours été confrontés les sociétés humaines » (p.20). M.Saleh estime que « les salafistes cherchent des intérêts temporels et ne représentent pas tous les musulmans sunnites même s’ils ont recours à un discours religieux qui prétend monopoliser l’islam (p.10). Ils ne différencient pas religiosité et religion et stigmatisent les intellectuels comme athées et antireligieux. En fait, le monde arabo-musulman vit la phase précognitive dans laquelle, raison et réalité sont enfermées dans l’idéologie religieuse et sectaire (p.181). C’est pourquoi le Conseil des ministres arabes de la Justice, dans le cadre de la Ligue arabe, a approuvé, en 1996, le projet de code pénal arabe unifié qui recommande l’application de la charia, donc des châtiments corporels ; ce qui prouve que le législateur arabe n’a pas encore su séparer le droit de la religion.

Les Takfiris (extrémistes d’Al Qaïda ou de Daech) jugent une personne ou une institution qui ne les suivent pas dans leurs excès comme « kafer » (renégats à exécuter). Les islamistes sont contre l’État-Nation,  privilégiant l’Oumma (communauté musulmane universelle) dirigée par un Calife (p.92). De cette analyse, l’auteur conclut que « les expériences islamistes, en Afghanistan, au Soudan, en Somalie, en Iran, se sont traduites en drames pour leur État » (p.93). Pourtant, les salafistes ont reconnu la temporalité de la révélation intermittente des textes, de leur contextualisation et la succession dans le temps de textes abrogés par des textes plus tardifs abrogeants. On mesure là toute l’ambiguïté de leur dialectique.

Bien qu’elle ait été accusée de soumission au pouvoir politique, l’Université d’Al Azhar a publié en 2016 un document sur l’avenir de l’Égypte qui recommande la création d’un « État national, constitutionnel, démocratique et moderne tout en suivant les principes globaux de la charia et en garantissant aux autres monothéistes le recours à leurs textes religieux législatifs en matière d’état-civil. L’État doit respecter les libertés de pensée et d’opinion, les droits de l’homme et des enfants, adopter la citoyenneté comme seul critère de responsabilité au sein de la société et respecter les décisions internationales » (p.85 à 87). L’auteur cite également les chercheurs modernistes arabes contemporains comme Galal Amine qui relève que « les problèmes des minorités sont moins fréquents dans un État civil que théocratique » (p.126), Sharif Yunus pour lequel « l’islam politique ne considère pas l’État comme expression du peuple … mais comme une entité qui n’existe que pour être dominée » (p.137) ou Ahmed Hijazi, qui enseigna la littérature arabe à l’Université de Vincennes et qui affirme : «  Ceux qui exigent l’application de la charia en prétendant qu’elle est valide en tout temps et en tout lieu privent les Égyptiens musulmans et non-musulmans de leurs droits de légiférer et de changer les lois » (p.127).

Les réformistes s’attaquent aux sources. Déjà, au début du XXe siècle, Mohamed Abdo, Recteur d’Al Azhar, refusait que la charia ait des règlements définitifs, rappelant que les conditions sociales doivent être les normes sur lesquelles la légifération doit se fondre (p.81). De nombreux penseurs égyptiens vont lui emboiter le pas. Pour Salah Salim, journaliste, « Le problème de l’islam politique réside dans sa préséance anhistorique qui s’appuie sur quelques mythes considérés comme des idées sacralisées chez les islamistes » (p.134). Pour Ali Mabrouk, universitaire « Il faut traiter les textes non pas comme une autorité mais comme un lieu de dialogue et de questionnement profond » (p.141). Pour le juriste Abdel Jawad Yassine « Les solutions dans le texte sacré de même que les lois proposées n’ont pas dépassé les coutumes de la péninsule arabique » (p.151). M. Saleh soutient cette thèse en estimant que « le fiqh a reflété le vocabulaire des invasions tribales dans la péninsule arabique et l’a transformé en dispositions religieuses sans distinguer l’invariable absolu et le variable social » (p.154). Pour le penseur égyptien Fouad Zakaria, « les laïcs contemporains sont les descendants des Mutazilites » (école philosophique relativiste sous les Abbassides) et « la théorie de la Hukumiya  (Gouvernement de Dieu) est trompeuse puisque les êtres humains gouvernent et transforment la charia en expérience humaine » (p.122). Faraj Fodda (1945-1992) avait été assassiné par deux adeptes de la Gamaa Islamiya pour avoir écrit dans le même sens : « La Hukumiya est une utopie ! » (p.118).

Sur l’échec des Printemps arabes de 2010-2011, l’auteur fait cette intéressante analyse : « Au lieu d’entrer dans un dialogue national sur un contrat fondateur, les révolutionnaires ont agi comme si ce contrat existait et que le peuple allait aux urnes pour choisir leurs représentants. (p.190). M. Saleh est réaliste ; il croit au mouvement réformiste de la mise en place d’une citoyenneté égalitaire et démocratique, ce qui est justifié par le nombre de penseurs dans tous les pays arabes qui prônent cette évolution. Mais les conditions politiques et constitutionnelles de la plupart des pays arabes, à part la Tunisie et le Liban, ne le permettent pas encore dans la mesure où la guerre en Syrie n’est pas terminée et que le conflit sunnito-chiite (fitna), encouragé par la confrontation entre Iraniens et Saoudiens empêche les libéraux d’accéder au pouvoir.

Les annexes complètent utilement cette étude de l’aggiornamento de l’islam ; un tableau récapitulatif consacré aux  espaces étatique et public, à la légitimité du pouvoir et à la légifération (p.196), une copieuse bibliographie trilingue, arabe, anglaise, française (p.196 à 234), des textes à connaitre dans ce domaine en arabe et en français (p.235 à 252) et l’index des noms propres (p.253 à 255).