Écrits libres de Syrie : de la révolution à la guerre

Recension rédigée par Christian Lochon


Ancien directeur du Centre français d'études yéménites, puis du département des études contemporaines à l'IFPO à Beyrouth, l'anthropologue M. Franck Mermier est directeur de recherche au CNRS. Il présente dans son dernier ouvrage quinze témoignages, qu'il a contribué à traduire de l'arabe, dont quatre de Syriennes et onze de Syriens, intellectuels restés dans leur pays ou exilés et qui sont consacrés à la guerre civile qui dévaste leur pays depuis 2011. Pour l'auteur de Récits de ville. Entre Aden et Beyrouth (Arles 2015), le Président Assad s'est maintenu en poste grâce à l'action décisive des milices chiites irakiennes, afghanes, pakistanaises, libanaises du Hezbollah, iraniennes et des forces russes (p.8). A cela s'est ajoutée, le 17 décembre 2011, «la relaxe collective des djihadistes de la prison de Saidnaya» (Saber Darwich, p.74).

Les témoignages s'organisent autour de quatre pôles, le Régime alaouite, la situation des femmes dans la tourmente, la guerre dans le Nord syrien et les différents modèles d'islamisme.

Iyad Abdallah rappelle l'histoire de la communauté alaouite sous les Ottomans, pendant le mandat, la république parlementaire et le Régime Assad depuis 1970 (p.231 et ss). Aujourd'hui, on remarque le retour du religieux (p.254) chez les Alaouites, auparavant peu pratiquants, sans doute sous l'influence du Hezbollah «qui aurait confessionnalisé la Syrie» (p.246). Pour Omar Kaddour, le parti Baath auquel ont adhéré beaucoup d'Alaouites issus de familles paysannes, a encouragé une politique de défiance envers les citadins (p.36) tandis que le carcan sécuritaire était garanti par les mercenaires (chabiha) alaouites (p.33). Il en est résulté que la Révolution a dû s'organiser dans des entités de quartiers isolées de l'espace public national tandis que les nantis du Régime, dont beaucoup de sunnites, ne souhaitaient nullement la chute qui tarirait leurs revenus (p.31). L'adoption de l'accent alaouite montre le rôle dominateur de cette communauté dans la Syrie d'aujourd'hui ; Naïla Mansour remarque que les soldats des barrages dans Damas intramuros «accentuent l'accent de la côte comme représentants du pouvoir même s’ils viennent d'autres régions» (p.62).

Les femmes comme mères, épouses de combattants, sont les témoins les plus proches des événements dramatiques de l'évolution de cette guerre civile. Samira Al Khalil dans Le Journal du Siège de Douma (octobre-décembre 2013) constate amèrement qu'on punissait la Ghouta (banlieue de Damas) en la privant d'électricité (p.47). Jana Salem décrit la peur de l'autre à Damas; la question primordiale posée à d'éventuels locataires est: «Êtes-vous chiite, sunnite, chrétien?»; l'iranisation des vieux quartiers de Damas est manifeste quand on voit les propriétaires des parcelles voisines du complexe de Sitt Rouqiya (sanctuaire de pèlerinage chiite) en pleine expansion, chassés de chez eux (p.235). En contradiction avec les traditions, les féministes syriennes ne sont pas bien vues. Omar Kaddour (p.35) recommande aux «militantes de ne pas avancer à visage découvert face aux forces du régime et de se dissimuler également aux regards de leurs propres familles».

Les régions septentrionales de Syrie ont beaucoup souffert des affrontements entre l'armée nationale et les révolutionnaires, entre les diverses factions islamistes elles-mêmes (miliciens d'Ahrar Echam et de Tawhid contre Daechis, p.214) et des bombardements de l'aviation russe et des blindés turcs. Sadek Abderrahmane décrit la situation à Alep Ouest dont de nombreux habitants furent victimes des bombes tirées par les «takfiris», militants islamistes situés à l'Est (p.158), qui, finalement purent rejoindre leurs alliés à Idlib (p.163) après l'accord de la Russie et de l'Iran en décembre 2016. Quant aux Kurdes syriens, pourtant admirateurs d'Abdullah Ocalan, emprisonné à Istanbul, adhérents du Partiya Yekitiya (Unité) Demokrat, qui luttent contre Daech, ils semblent méprisés par le PKK de Turquie (p.261) d'après Houshang Osei. Une seule note d'espoir dans un Après-Daech tant souhaité, est rédigée par Sadeq Abderrahmane, qui a constaté que les habitants de Saraqeb, ville proche d'Idlib, avaient chassé de chez eux les miliciens de Daech, d'Al Qaïda, des autres groupuscules d'assassins itinérants et avaient même procédé à des élections municipales libres, les seules de Syrie ! (p.173 à 179).

Yassin El Haj Saleh souligne comment l'islamisme contemporain, le salafisme djihadiste, ont érigé un dogme, à savoir le règne de Dieu, qui réunit le concept de souveraineté de l’État-nation et la confiscation de la politique pratiquée par les États totalitaires du XXe siècle (p.22). Saber Darwich (p.68) rappelle que «l'islam politique naît dans des sociétés où les États ont échoué, faute de politique de développement donnant accès à la modernité». Daech recruta les jeunes chômeurs en leur offrant 400 $ mensuels (p.79). Ce qui explique le temps relativement court mis par les Daechis à imposer leur contrôle sur des territoires irakiens et syriens d'une superficie de 300 000 km² (p.67). Ahmed El Haj Saleh,parlant des miliciens étrangers, ajoute (p.102) que les Européennes qui faisaient partie du bataillon féminin daechi étaient les plus sadiques de toutes; les femmes britanniques étaient fières d'avoir fait subir des tortures monstrueuses. Le financement de l’État Islamique provenait de la saisie des capitaux chiites ou chrétiens, des dépôts des banques mossouliotes, de la vente du pétrole, du pillage des sites archéologiques (p.71)  Les cours d'instruction religieuse peu orthodoxes, basés sur des hadiths inventés (p.102), contribua à isoler les Daechis de leurs alliés factuels. Dès le début de 2014 à la Réunion d’Istanbul, la coupure se fit entre Daech et Jobhat al Nosra qaïdiste (p.70). Les affrontements entre ces deux milices constituèrent le conflit le plus sanglant de la mouvance djihadiste internationale (p.115). Yassin Swehat révèle que les Daéchis à Raqqa enlevèrent et tuèrent tous les révolutionnaires syriens ! (p.109). Ahmed Abazeid (p.113) s'amuse à relever les changements d'orientation dans les discours successifs des chefs qaïdistes en Syrie selon leurs alliances provisoires avec les autres milices (p.113).

Ce livre écrit par des Syriens qui aiment leur pays est particulièrement révélateur des intérêts contradictoires des différentes milices combattant prétendument au nom de l'islam, appuyées souvent par des puissances étrangères régionales, Iran et Turquie et par les Grandes Puissances. La population syrienne souffre d'autant plus qu'elle subit ces événements dramatiques sans pouvoir les infléchir. On consultera avec intérêt l'index des noms propres (p.267-268), la mini-biographie des auteurs ainsi que le résumé de leurs interventions (p.269-276).