La Chine sur la scène française au XIXe siècle

Recension rédigée par Jean de La Guérivière


Une actualité tragique confère un surcroît d’intérêt au savant ouvrage de
M. Shih-Lung Lo, docteur en études théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle. En effet, celui-ci consacre plusieurs pages à « Ba-ta-clan », une « chinoiserie » en un acte de Ludovic Halévy et de Jacques Offenbach, qui fut jouée fin 1855 aux Bouffes-Parisiens et remporta un tel succès qu’elle donna ensuite son nom à une nouvelle salle parisienne de spectacles, celle du boulevard Voltaire où a eu lieu la tuerie du 13 novembre 2015…

Depuis, L’Orphelin de la Chine, tragédie de Voltaire donnée à la Comédie-Française en 1755, jusqu’à Partage de Midi où Claudel situe ses personnages dans une demeure entourée par les cris des Boxers et la canonnade des Occidentaux, la Chine a beaucoup occupé la scène française, pas toujours avec des œuvres très relevées. M. Shih-Lung en fait l’inventaire et l’analyse pendant une période, le XIXe siècle, où cette production fut inspirée, avec  des bonheurs divers, par une riche actualité : guerres de l’Opium ; conquête du Tonkin passant du statut de protectorat chinois à celui de protectorat français ; prise de Pékin par notre corps expéditionnaire ; guerre des Boxers. L’intérêt de son livre réside notamment dans la relation qu’il établit entre la grande Histoire et des œuvres mineures ou, en tout cas, oubliées, sauf des spécialistes. Des tableaux chronologiques font l’inventaire précis de ce théâtre (auteur,  titre, lieu, date) en face de l’actualité « côté France et Europe » et « côté Chine et ses environs ». Juxtaposition souvent frappante en raison du contraste entre la gravité des événements et la légèreté du répertoire.

Avec une méritoire conscience professionnelle, M. Shih-Lung retrace la genèse et résume le contenu de parodies, de pastiches, de bouffonneries sous prétexte d’« études de mœurs ». Il étudie des « personnages » caricaturaux affublés de noms aussi subtils que
Ka-Ka-O, Ko-Ko-Ri-Co, Fou-Yo-Po  par des « dramaturges » ou des librettistes momentanément populaires sans s’être beaucoup fatigués au travail. Il explique que
l’opéra-bouffe Fleur-de-thé, des librettistes Alfred Duru et Henri Chivot, qui remporta un certain succès au théâtre de l’Athénée en 1868, doit son titre à un calembour, Fleur-de-thé évoquant le verbe « flirter ».

Quelques noms, quelques titres  disent encore quelque chose au profane ;
M. Shih-Lung met son érudition au service de tous pour mieux goûter diverses curiosités historiques. On savait Théophile Gautier critique dramatique à ses heures. M. Shih-Lung est allé chercher ses jugements sur les spectacles « chinois » dans  le journal La Presse des années 1850. Ainsi apprend-t-on que  l’auteur de Mademoiselle de Maupin, tout sinophile qu’il se proclamât,  tenait la musique des Célestes, du moins celle servie aux Parisiens à grand renfort de cymbales, pour « un raout de chat au bord d’un toit ».

L’illustre Eugène Labiche tâta du genre avec Le Voyage en Chine donné à l’Opéra-Comique en 1865 et jouant manifestement sur le succès du Voyage de M. Perrichon  cinq ans plus tôt. Cette comédie est accompagnée par un air « En Chine » qui fit fureur. Il évoque à la fois la barbarie des Célestes (« sans raison, sans motif connu/ un matin, vous serez pendu ») et leur « nourriture succulente », à base de sauterelles et de requin, sur fond de clochettes et de magots en mouvement.  Labiche s’était déjà distingué en rédigeant les paroles d’une revue intitulée En avant les Chinois ! donnée au Palais-Royal en 1858. On y voyait une Chine en proie à la guerre civile, derrière une Grande Muraille qui s’écroulait dès le premier tableau, afin de mieux permettre l’ouverture du pays à la technologie et aux mœurs françaises, nos soldats n’ayant pas été effrayés par la « grande chenille verte », c'est-à-dire un dragon du meilleur effet sur scène.

De tout un répertoire gentiment raciste, émerge l’opéra historique Taï-Tsoung  qu’Émile Guimet, le fondateur du célèbre musée d’art asiatique, monta en 1894 au Grand Théâtre de Marseille. Sur un livret du journaliste Ernest d’Hervilly, l’intrigue se développe autour du général Tong-Chéou, sous  Taizong, deuxième empereur de la dynastie des Tang (618-907). Le bon public marseillais fut quelque peu déconcerté, tout comme la critique. Constat de M. Shih-Lung : « Si la presse utilise le terme subtilement péjoratif de ‘’musée en action’’ pour désigner la représentation de Taï-Tsoung, ce terme suggère néanmoins une scène remarquable en termes de somptuosité de décors et de rigoureuse exactitude des costumes ». Conservées au Musée Guimet, les photographies de la représentation en témoignent toujours.

« Ba-ta-clan », la parodie d’Halévy et Offenbach, quant à elle, a pour prétexte les démêlés de deux Français avec un souverain chinois lourdement baptisé Fé-ni-han. « Étymologiquement, écrit M.  Shih-Lung, s’inspirant d’un dictionnaire historique de la langue française,  le mot ‘’bataclan ‘’est formé par une onomatopée  imitant le bruit d’objets qui tombent. »  On ne peut s’empêcher de penser aux corps qui viennent de s’écrouler.