Leçons indiennes : itinéraires d'un historien, Delhi-Lisbonne-Paris-Los Angeles

Recension rédigée par Jean Martin


           Ayant déjà recensé deux de ses œuvres, nous ne reviendrons pas sur l'itinéraire de Sanjay Subrahmanyam, professeur associé au Collège de France, ni sur sa production scientifique qui a fait de lui un des plus grands historiens modernistes de notre temps. Ce recueil présente une vingtaine d'articles parus entre 1995 et 2012 et traitant des thèmes les plus divers, nous faisant voyager à travers les trois derniers siècles et à travers le monde, de Delhi à Los Angeles en passant par Scheveningen, Lisbonne, Tel Aviv, Oxford et le Quartier latin.

            Subrahmanyam retrace lui-même les diverses étapes de sa carrière au dernier chapitre (21) intitulé : A travers trois continents sous forme d'un entretien accordé en 2007 à deux historiennes portugaises pour la revue Cultura. On notera au passage qu'il tient les thèses de Francis Fukuyama pour un mélange de millénarisme chrétien implicite et d'hégélianisme explicite (assez étrangement, Nietzche n'est pas mentionné).

Dès le premier chapitre il s'interroge sur la réalité de la civilisation indienne (La civilisation indienne est-elle un mythe ?) mais il répond à la question en observant que dès l'an 500 de l'ère commune, les éléments de cette aire culturelle étaient en place avec des prolongements en direction de l'Indonésie, du Cambodge et du Champa. Tagore n'avait-il pas déjà répondu par son vers fameux : "India and China, sister nations from the dawn of civilization" ?

On sait que Subrahmanyam, qui eut au départ une formation d'économiste, est un ardent promoteur d'une histoire globale, sans frontières, affranchie de l'européocentrisme et de la domination de l'Occident. Pourquoi l'Occident domine-t-il le monde et pour combien de temps encore ? Notre auteur nous donne une bonne analyse d'un livre récent de Ian Morris (Why the West rules ?). Mais précisément comment convient-il de définir l'Occident ? Un espace géographique ou une idéologie ? Cette autre question est posée au chapitre 2. L'auteur choisit la seconde réponse en donnant, entre autres exemples, la Grèce qui joua un rôle majeur dans les fondements de la pensée occidentale, mais qui sort de ce champ quand elle passe sous la domination ottomane. 

Nous avons lu avec intérêt (chapitre 3) les réflexions de l'auteur sur le sécularisme (ou plutôt la sécularisation) en Inde et les controverses qui l'ont opposé à son compatriote Ashis Nandy. Il nous est bien difficile de suivre Subrahmanyam quand il définit (p. 46) la laïcité à la française comme un modèle uniformisateur agressif. La loi de 1905 était et reste une loi d'apaisement et les représentants de tous les cultes et de toutes les formes de pensée s'en déclarent satisfaits.    

On trouve au chapitre 4 une bonne étude de l'œuvre d'Eugen Weber : La fin des terroirs qui analyse les mutations de la société rurale française (et des mentalités) entre 1870 et 1914, notamment sous l'effet des chemins de fer et de l'école primaire.  L'auteur rapproche cet ouvrage de ceux de Ramachandra Guha : India after Gandhi et de Martha Nussbaum (The clash within : le conflit interne) qui s'interrogent sur l'avenir du pays et de la menace que fait peser sur l'Inde la violence religieuse et notamment la violence hindoue, trop peu dénoncée). Une conclusion s'impose : l'évolution de l'Inde ne ressemble en rien à celle de la France à l'époque étudiée par Weber.

Sous le titre, en partie inspiré par Jane Austen, de Orgueil et Préjugés de V.S. Naipaul, Subrahmanyam nous livre quelques réflexions peu amènes sur le prix Nobel de littérature 2001 auquel il adresse le reproche -non dénué de fondement- d'être un esprit destructeur et méprisant, un victorien attardé et aigri, islamophobe primaire, également hostile à la culture noire des Caraïbes, professant comme un  bon nombre d'Indiens de la diaspora un certain racisme à l'égard des autres peuples de couleur et de surcroit, misogyne. Naipaul, nous dit Subrahmanyam, a certes beaucoup voyagé en dehors de ses Antilles natales mais il n'a jamais trouvé que lui-même et n'a guère rapporté que des carnets de voyage pleins de bile. Il va presque jusqu'à considérer que Gandhi fût resté un idiot de village goudjerati s'il n'avait été sauvé par ses séjours en Angleterre et en Afrique du Sud qui lui ont donné un regard extérieur sur l'Inde et permis de mieux appréhender les réalités de son pays. Peut-être tenté par le
néo-hindouisme, Naipaul, qui connait approximativement l'hindi, est un écrivain de
l'entre-deux. Là est le problème de celui que le poète Derek Walcott, reprenant l'un de ses titres, a qualifié de "V.S. crépuscule"…

D'autres réflexions ont retenu notre attention. Nous prendrons pour exemple les pages où Subrahmanyam  s'interroge sur la notion de Grand Homme (ou d'homme providentiel) à partir du cas de Churchill. Il constate que l'étoile de celui qui présida aux destinées d'Albion aux jours noirs de la deuxième guerre mondiale a nettement pali de nos jours, sauf dans certains milieux conservateurs et il cite les noms de George Bush et de Margaret Thatcher. Subrahmanyam étudie deux ouvrages récents, celui de l'historien Francis Toye L'Empire de Churchill qu'il juge intéressant mais dépourvu d'analyse en profondeur, et celui de la journaliste indienne Madhursee Mukerjee, La guerre secrète de Churchill. Virulente nationaliste, Mukerjee s'applique à démontrer qu'en ordonnant l'évacuation de la Birmanie, grenier à riz de l'est de l'Inde, Churchill s'est rendu responsable de la famine survenue au Bengale en  1943-1944. Sans nier l'incurie, l'égoïsme et l'incompétence dont Churchill a fait preuve dans cette affaire, l'auteur combat les thèses de Mukerjee, mais il ne s'interroge pas moins sur le bien-fondé de l'attribution du prix Nobel à Sir Winston en 1953.

Qu'est-ce qu'un empire ? Subrahmanyam nous livre  là  (chapitre 8) une autre de ses préoccupations à partir du voyage au Brésil d'un émissaire ottoman de langue arabe,
Al-Baghdadi, qui se rendit dans ce pays en 1866 et nous a laissé une relation de son séjour. Féconde source d'interrogations. Il y a des empires qui se reconnaissent comme tels,  la Chine depuis Che-Houang Ti, l'Empire ottoman, la monarchie danubienne qui ont laissé une certaine nostalgie (on pense à l'œuvre de F. Fejtö : Requiem pour un empire défunt) et d'autres qui ne s'intitulent pas ainsi, parmi lesquels il classe la compagnie anglaise des Indes et  les
Etats-Unis.

Les attentats du 11 septembre sont évoqués au chapitre 16 : outre qu'ils ont rappelé à Fukuyama que nous ne sommes pas encore tout à fait à la fin de l'Histoire, ils balisent pour Subrahmanyam, le début d'un déclin obviede la puissance des Etats-Unis. Il se refuse sans doute à envisager une désagrégation de ce pays comparable à celle de l'URSS au tournant des années 90 mais il considère qu'au lendemain du choc, les Etats-Unis se sont trouvés désorientés et qu'ils peineront à retrouver leur voie : la religion a pris une grande place dans la société américaine au cours des dernières décennies et le pays a été bien plus attaqué comme puissance chrétienne, soutenant presque aveuglément Israël en vertu d'une solidarité
judéo-chrétienne (les Palestiniens étant vus comme des Amalécites), que comme dépositaire d'un modèle démocratique libéral ainsi que le président Bush croyait pouvoir l'affirmer. Et si le vingtième siècle a pu être qualifié de siècle américain, l'auteur se dit à peu près sûr que tel ne sera pas le cas de celui aux débuts duquel nous vivons.

Les réflexions de Subrahmanyam pourraient nous inspirer encore bien des commentaires, notamment à propos de Garcia Marquez et Hemingway (chapitre 9), du mal des montagnes et de  la tendance naturelle des montagnards à descendre s'établir dans les basses terres (évoquée au chapitre 10), de Salman Rushdie et de ses Versets sataniques, (chapitre 12), du séjour de l'auteur à Lisbonne (nous espérons qu'il y a trouvé les archives de l'ultramar dans un meilleur état de conservation et de classement que nous ne les avons
nous-même vues dans les années 70), de sa venue au Quartier latin (il s'étonne de la sympathie des Parisiens pour certains criminels dont Mesrine), des rapports entre l'Inde et Israël (avec de bonnes remarques sur les Juifs du Kerala).

« Le goût de l'archive est polyglotte ». Subrahmanyam se plait à énoncer cette maxime qu'il a bien illustrée. De langue maternelle tamoul (bien qu'il soit né à Delhi car il est issu d'une famille de brahmanes employés du gouvernement), il parle hindi, persan, anglais, français, allemand, néerlandais danois, espagnol et portugais et ses connaissances l'ont largement servi dans l'écriture d'une world history, d'une "histoire connectée".

Un esprit libre, d'une immense culture, ouvert à tous les courants de la pensée. Telle est la vision que nous retirons de l'homme à travers la lecture de ces pages.