Lettre sur un voyage aux Antilles et autres textes

Recension rédigée par Jean Martin


Le siècle des Lumières fut par excellence celui du débat " philosophique " pour ne pas dire politique et, si l'on excepte l'œuvre d'André Chénier, (qui ne fut guère reconnue en son temps), la poésie y fait figure de genre mineur, voire de parente pauvre. Qui se souvient aujourd'hui de Florian, de Nicolas  Gilbert, de Lebrun Pindare  (sinon quelques spécialistes de Chateaubriand) ou même de l'abbé Delille ? De ce dernier, on se plait à répéter qu'il se situe à la charnière entre classicisme et romantisme. En fait le classicisme était déjà moribond et le romantisme avait vu le jour avec ce jeune homme rêveur, contemplateur de la nature, à qui ses promenades aux rives du Léman et la délectation que lui procuraient les corrections infligées par sa maîtresse d'école, allaient inspirer la Nouvelle Héloïse.

Les colonies - ou plutôt les Isles comme l'on disait alors - ne participaient que de loin à l'intense fermentation intellectuelle qui caractérisait l'ancienne monarchie chancelante. Trois poètes créoles ont illustré le genre élégiaque préromantique : le voluptueux Evariste Parny (dont nous avons commenté une biographie dans ces colonnes) et le gracieux Antoine Bertin, tous deux nés à l'île Bourbon, et enfin le Guadeloupéen nostalgique Nicolas Germain Léonard  dont Gwenaëlle Boucher, spécialiste de la littérature coloniale du XVIIIe siècle, nous offre le présent recueil de poèmes et d'œuvres en prose.

Né à Basse-Terre, en 1744, issu d'une famille de grands planteurs, fils d'un procureur au conseil supérieur de la colonie et filleul du père de Dugommier, Nicolas Léonard fut éduqué en Guadeloupe puis vint assez jeune en métropole où il fréquenta un collège de jésuites puis s'agrégea à la société créole parisienne, montra de l'intérêt pour la littérature et fit preuve de dispositions pour le dessin et la musique. Il fut reçu dans les salons aristocratiques, notamment celui de Mme Chauvelin, marquise de Grosbois (et non marquise de Chauvelin). Son amabilité et sa grâce physique lui valurent le qualificatif de « jolie femme sans idées ». Ce jugement est un peu sévère. Dès 1766, à 22 ans, il publiait Idylles morales, recueil en vers qu'il dédia à Eglé surnom d'une jeune personne rencontrée dans le salon des Chauvelin. L'œuvre reçut un accueil favorable et lui valut un début de notoriété, mais la main de la jeune fille ne lui fut pas moins refusée, car la mère avait en vue un parti plus fortuné.  La jeune Eglé n'accepta pas le mariage qu'on voulait lui imposer, mais fut plus ou moins contrainte par ses parents de se retirer dans un couvent où elle mourut en 1772.

Léonard devait rester marqué pour la vie par cette déconvenue sentimentale. La blessure resta vive et jamais il ne cessa de pleurer celle qu'il avait perdue,  mais comme pour bien d'autres, il y eut là une féconde source d'inspiration.

Gwenaëlle Boucher voit dans Léonard le fondateur (ou l'un des fondateurs ?) de l'identité et de la littérature créoles qui mènent jusqu'à Saint John Perse (p. 49). C'est
peut-être vrai, mais il  nous est difficile de partager son admiration pour son sujet car il restait encore un très long chemin à parcourir pour parvenir au « grand Duc d'un peuple d'images à conduire aux mers mortes »…

Car nous nous trouvons trop souvent en présence d'une poésie sclérosée, prisonnière des conventions impératives et des règles étroites et souvent arbitraires héritées du siècle précédent, dans lequel certains ont voulu voir un Grand siècle… Des règles que la postérité devait tenir à honneur de ne plus enfreindre. Une inspiration artificielle qui recourt plus d'une fois aux lieux communs, et quelquefois aux clichés mythologiques. Une poésie qui ne représente pas le monde réel mais un monde idéal qui serait fait pour nos plaisirs.  Le procédé de versification reprend bien souvent les moules métriques de Malherbe et de Boileau : pas plus que les autres poètes de son époque, Léonard n'a la hardiesse de s'affranchir de la versification sèche et monotone et de la langue affaiblie, banale et décolorée qui caractérise cette léthargie lyrique de deux siècles.  Nous n'en donnerons que deux exemples :

                               Mais l'heure m'appelle à l'ouvrage,

                               Adieu! Si vous voulez en savoir davantage

                               Retrouvez-vous ici, je m'y rendrai ce soir.

                               Je brule déjà de vous voir

                               Car d'en parler cela soulage… (Idylles. Livre premier, p. 63)

et encore :                Le zéphyr, de sa douce haleine,

                               Caressait les lauriers en fleur (Alexis, p. 292)  

Les quatre livres des Idylles (pp. 51-155) nous ont semblé assez mièvres tout comme les Romances des pp. 177-197. En revanche, nous avons trouvé plus d'agrément à la lecture des Chants des saisons (pp. 199-249).

En 1790, de retour à Paris après un voyage en Martinique où il avait fait partie d'une mission de conciliation envoyée à Saint Pierre à la suite des troubles qui avaient éclaté dans cette colonie, Léonard  écrit :

                                Je reviens de mes longs voyages,

                                Chargé d'ennuis et de regrets,

                                Fatigué de mes goûts volages

                                Vide des biens que j'espérais

Ses espérances d'héritage avaient en effet été déçues et il  retrouve avec plaisir les bois de Romainville (et le teint frais de leurs bergères) qui lui inspirent quelques stances d'assez belle facture. Elles sont suivies (p. 257) du poème intitulé " Les orages " description d'un naufrage en termes emphatiques.

Les dix lettres de Sainville et de Sophie, écrites en 1771 (pp. 261-283) se résument à un échantillon assez plat de littérature épistolaire sentimentale : correspondance échangée entre un jeune créole qui a regagné la Guadeloupe pour revoir sa mère et la jeune amante qu'il a laissée en France. Après lui avoir adressé quelques lettres enflammées et l'avoir adjurée de venir le rejoindre, il finira par lui avouer qu'il est sur le point d'épouser une héritière créole. Une aventure cynique, mais assez ordinaire.

Alexis, roman pastoral n'est qu'une symphonie sans grand intérêt avec les références obligées à l'Antiquité, mais La Lettre sur un voyage aux Antilles probablement adressée à Mme Chauvelin, contient une plaisante relation de la traversée à bord d'un navire de Nantes et une intéressante description de la Guadeloupe en 1783 quand il prit ses fonctions de suppléant du juge de Pointe-à-Pitre, qu'il devait exercer, sans grand zèle, jusqu'à la fin de ses jours (il avait auparavant été un temps secrétaire de légation à Liège). Il nous apprend beaucoup sur le travail sur les habitations, sur le mode de vie des maîtres et  des esclaves, sur la mollesse des femmes et la dissolution générale des mœurs, et aussi sur l'île de la Désirade où il lui fut donné de faire un bref séjour. Ce tableau exagérément idyllique est probablement sa dernière œuvre puisqu'il mourut à Nantes le 26 janvier 1793 à l'âge de 49 ans, alors qu'à l'issue d'un bref séjour en France, il allait s'embarquer sur un navire en partance pour les Antilles.

Le présent recueil n'est pas une édition complète des œuvres de Léonard et certaines ont été écartées pour des raisons de volume : tel est le cas, entre autres, de La Nouvelle Clémentine, du Père Laroche, de la Lettre de deux amants habitants de Lyon.

On regrettera que celles qui nous sont présentées ici ne le soient pas dans l'ordre chronologique. Un lexique des termes locaux créoles sera utile au lecteur. Etait-il nécessaire d'y faire figurer des mots tels que cocotier, manioc ou verveine ?

Une existence écartelée « entre deux rives et entre deux rêves » selon les termes de l'éditrice à qui l'on peut savoir gré d'avoir sauvé de l'oubli un poète mineur que ses contemporains qualifiaient pourtant, non sans quelque grandiloquence, de « Gloire des colons, Apollon de l'Amérique ».

 

Sic transit gloria mundi…                                                                                                


 
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