Les relations maroco-françaises : une histoire pluriséculaire

Recension rédigée par Jean Martin


 

Notre consœur  Bahija Simou, historienne et Directrice des Archives Royales du Maroc, a entrepris la mise en chantier d'une collection de recueils de documents relatifs aux relations extérieures, tant diplomatiques que commerciales, culturelles ou autres, que le Royaume a entretenues au cours des siècles avec les diverses puissances européennes.

Dès ses premières recherches et ses premières réflexions, les relations du Maroc avec la France se sont imposées à son esprit comme devant constituer la matière de la première publication de cette série d'ouvrages.

Elle nous expose les diverses raisons qui sont venues étayer son choix. En premier lieu, l’ancienneté de ces relations. Les rapports du Maroc avec la France sont de loin les plus anciens que l'Empire Chérifien ait entretenus avec un Etat étranger : la plupart des sources attestent l’existence de liens entre les deux pays dès le XIIe siècle de l’ère commune, certains médiévistes croyant  même pouvoir en discerner des prémisses au IXème siècle.

Ses travaux ont abouti à la publication d'un bel ouvrage en arabe et en français, intitulé « Les relations maroco-françaises, une histoire pluriséculaire ». Ce recueil de textes est articulé en deux tomes, couvrant respectivement la période allant de 1282 à 1894, puis celle qui s'étend de  1894 à 1912. D'autres ouvrages suivront, qui couvriront la période du protectorat et des premières décennies de l'Indépendance.

Il ne s'agit pas d'un banal recueil de documents diplomatiques, version marocaine du Livre Jaune (Documents diplomatiques français ou DDF) du Blue Book (documents britanniques) ou du Libro Verde (Documents italiens), qui nous livrent des documents bruts. Les documents ici présentés sont pourvus d'un appareil critique et de notices explicatives.

L’œuvre s’articule autour de 12 chapitres regroupant des textes en arabe et en français, chacun  d'entre eux étant introduit par des analyses sur les enjeux de ces relations et la diversité des aspects de la coopération au cours des âges Conçu et réalisé par les archives Royales, en collaboration avec les archives diplomatiques françaises, pour  revisiter huit siècles d’histoire des relations entre les deux pays, ce premier ouvrage nous présente 470 documents écrits, auxquels s'ajoutent 70 documents iconographiques, dont des dessins et, pour les périodes plus récentes, quelques photographies, ou encore des cartes qui ne manqueront pas d’intéresser les chercheurs dans les domaines de l’histoire politique et diplomatique, de la sociologie ou dans ceux de l’histoire dynastique des Sultans, de la littérature de voyage ou de la cartographie.

Nous ne saurions avoir la prétention de les commenter par le détail. Le temps nous manquerait, tout autant que l'espace.

Grâce à ce matériau historique d'une grande richesse, lecteurs et chercheurs pourront se faire une idée des propos échangés aussi bien que des préoccupations qui ont caractérisé chaque époque. On y trouve des textes de traités, des correspondances, des dahirs de nomination de consuls, des lettres de créance, des rapports de visites, des comptes rendus de missions d’ambassades, des contrats d’achat ou de vente d'armes ou d'objets les plus divers, des plaidoiries judiciaires, des actes notariés, des gravures, des cartes, etc. Il s’agit au total d’une moisson de documents reflétant l’image de ces relations si particulières et si étroites  (nous dit la coordinatrice) qui ont uni le Maroc et la France à travers les âges.

Bahija Simou et ses collaborateurs ont pris le soin d’offrir à leurs lecteurs une relation des événements aussi fidèle et rigoureuse que possible, selon un plan chronologique. Ces lecteurs ne compareront sans doute pas sans un intérêt amusé, les regards différents, les interprétations variées, voire opposées, portés de part et d’autre sur les mêmes faits historiques. Ceci nous remémore la réflexion de Pascal : "Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà".

Au lendemain de la guerre de Cent Ans, les Rois de France se mirent à s'intéresser au commerce avec le Maroc. C’est ainsi que Charles VII (1422-1461) écrivit au dernier Sultan mérinide pour lui demander de faciliter les activités des commerçants français dans son pays et de veiller à leur sécurité.

Avec la chute des Mérinides en 1471/875, la perte de l’Andalousie en 1492/897 et la faiblesse des Wattassides, les relations maroco-françaises entrèrent dans une certaine léthargie. Mais elles allaient retrouver quelque vigueur avec l’avènement des Saâdiens qui inaugurèrent une nouvelle phase de relations et d'échanges commerciaux officiels. Au cours du XVIe siècle, les relations maroco-françaises pâtirent des rivalités qui se faisaient jour en Méditerranée et qui incitaient les pays riverains à nouer des alliances et à former des coalitions. Dans ce contexte de turbulences, le Maroc sut maintenir ses contacts avec la France ainsi qu'en témoigne une lettre adressée en 1532/938 par François Ier au Sultan wattasside Abou'l Abbas Ahmed Ben Mohammed Cheikh (1526-1545), lui faisant part de son souhait de voir se poursuivre les bonnes relations entre les deux pays. Au cours du règne du Sultan saâdien Al-Mansour Eddahbi, (1578-1603), les échanges d’ambassades s'intensifièrent,  de même que les relations commerciales avec le port de Marseille. Toutefois, ces relations allaient prendre une nouvelle ampleur avec l’avènement de la dynastie Alaouite, notamment au cours de la période correspondant aux règnes de Moulay Ismaïl (1672-1727) et de Louis XIV (1661-1715). Une nouvelle étape de ces relations allait s'ouvrir dès le milieu du XVIIe siècle avec le déclin de certains pays qui dominaient jusque-là la scène régionale, tels que l’Espagne, le Portugal, l’Empire ottoman et plus tard les Pays-Bas. De nouvelles puissances maritimes s'affirmaient, comme la France et la Grande-Bretagne dont les escadres sillonnaient les océans. Un traité de commerce fut passé avec la France en 1682 et plusieurs ambassades marocaines se rendirent à la Cour de Versailles, la plus célèbre étant celle de l'amiral-pacha  de Salé, Ben Aïcha, en 1699. Vers la fin du règne de Moulay Ismaïl les relations franco-marocaines se refroidirent en raison de la mésentente entre les consuls et surtout de la persistance de la piraterie, qui entraina plusieurs démonstrations des escadres françaises. En 1709, le sultan avait pourtant fait parvenir à Louis XIV un projet de traité d'alliance militaire contre la Maison d'Autriche, mais il ne reçut aucune suite. Un renégat français, Etienne Pillet (Abd el-Hadi) allait être nommé gouverneur de Salé en 1724 mais l'influence anglaise devint, pour un temps, prépondérante, surtout pendant la période d'anarchie ouverte par la succession de Moulay Ismaïl.

Constituant une articulation décisive dans les relations franco-marocaines, le règne du Sultan Sidi Mohammed Ben Abdallah, (1757-1792), fut caractérisé par l’adoption d’une politique d’ouverture vers la France qui se traduisit par de grands progrès dans les domaines des échanges économiques et du commerce maritime. Dans cet esprit, les deux pays conclurent, le 28 mai 1767, un traité à caractère général définissant le cadre juridique de leurs relations, tout en leur servant de modèle et de référence pour longtemps. Et comment ne pas être sensible à cet autre accord signé en 1778/1192, relatif aux titulatures officielles qui devaient être utilisées par le Maroc et la France pour s’adresser à leurs souverains respectifs et qui place sur un pied d’égalité « Le plus grand des musulmans, l’Empereur de Maroc et du Maghreb » et « Le plus grand des chrétiens, l’Empereur de France » ? L'on ne saurait enfin négliger les récits des voyageurs qui, de plus en plus nombreux, contribuaient à la connaissance de l'autre pays et jetaient les bases des relations culturelles futures.

Rappelons simplement pour mémoire que le Maroc, redevenu l'un des acteurs majeurs sur la scène méditerranéenne, ne dépêcha pas moins de cinq missions diplomatiques en France entre 1772 et 1786.

           Un document, parmi tant d'autres, retiendra l'attention du lecteur. Il s'agit de cette lettre de décembre 1789 par laquelle le Sultan du Maroc demande des éclaircissements au sujet «des révolutions survenues en France». L’intérêt de cette correspondance est de nous montrer la précision des informations qui évoquent les causes de cette révolution, les réactions et la position du Sultan par rapport à cet événement. Il nous éclaire aussi sur la circulation de l’information dans un monde où les supports de communication modernes n’existaient pas. Le lecteur prendra encore connaissance d'une lettre du général français Abdallah Menou, commandant en chef de l'expédition d'Egypte, adressée au consul à Tanger en 1800, par laquelle il se dit tout disposé à faciliter la circulation des pèlerins et des voyageurs marocains dans le pays, celui-ci étant tout à fait sûr.

Après ce règne, deux événements majeurs ont encore profondément affecté les relations bilatérales : d'un côté, l'accession au trône de Moulay Slimane en 1792 et, de l'autre, la Révolution française, qui a eu un grand retentissement dans l'ensemble du bassin méditerranéen et a perturbé les relations entre ses deux rives. Intronisé en 1822, Moulay Abderrahmane Ben Hicham reconduisit l'ensemble des accords conclus antérieurement entre les deux pays, notamment le traité de 1767, et donna pour instructions aux commandants de ses navires de guerre d'épargner les vaisseaux français.

Il est particulièrement intéressant de comparer le regard porté par le comte de Mornay, ambassadeur de France, sur le Sultan Moulay Abd-er-Rahmane et son entourage, dans ses rapports rendant compte de sa mission diplomatique au Maroc en 1832 et celui de Delacroix qui avait pris part à cette même mission en qualité de dessinateur officiel. Delacroix nous en a légué un souvenir vivant dans son célèbre tableau représentant Moulay Abd-Er-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknès, peint en 1845. Ce chef d’œuvre d'art orientaliste nous montre le splendide cérémonial de l’audience donnée à l'ambassade par le Sultan en mars 1832. Ce tableau et d'autres œuvres du peintre allaient contribuer à propager en France, le romantisme aidant,  la vision d'un Maroc exotique, fascinant, somptueux.

Avec l’occupation de l’Algérie par la France à partir de 1830, et jusqu'au décès de Moulay Hassan en 1894, une nouvelle ère s'ouvrit entre les deux pays, au cours de laquelle le Maroc fut amené à intervenir pour soutenir l’Algérie, défendre ses frontières orientales et préserver son intégrité territoriale. Le soutien de la cause algérienne valut au Maroc d'essuyer, en 1844, une cuisante défaite face aux troupes françaises, lors de la bataille de l'oued Isly. De là découlait donc la nécessité pour le Maroc de procéder à la réforme de ses institutions  dans divers domaines, et au premier chef à la modernisation accélérée de son armée. Cette lourde tâche avait été entreprise sous le Sultan Moulay Abderrahmane et allait se poursuivre sous le règne de Moulay Hassan, à partir de 1873. Ce dernier a introduit de nombreuses réformes inspirées par le modèle européen, en s’entourant de compétences étrangères. Dans ce processus, la France s’est assuré une position plus avantageuse que celles des autres nations. Son nouveau statut d’« Etat voisin » exigeait que le Maroc lui réservât un traitement particulier. La mort de Moulay Hassan, en 1894, inaugura une troisième phase des relations bilatérales, au cours de laquelle la France a pu étendre progressivement son influence sur une partie du territoire marocain, pour finir par établir son protectorat sur le Maroc en 1912.

Qu'il nous soit permis de regretter que les nombreux documents arabes soient dépourvus d'une traduction, (un bref commentaire n'est pas pleinement satisfaisant) ce qui risque de limiter aux seuls arabisants la consultation utile de ces volumes.

Notre bibliothèque n'en a pas moins fait là une très belle et très enrichissante acquisition. Nous ne pouvons manquer d'attendre avec impatience les volumes dont la parution nous est promise.