La rivière Noire : l'intégration d'une marche frontière au Vietnam

Recension rédigée par Jean Martin


            Philippe Le Failler a vécu seize ans au Viêt Nam et est depuis 2003 chercheur à l'Ecole Française d'Extrême-Orient. Il s'est intéressé à l'histoire des minorités montagnardes du nord du pays (Taï, Muong, Hmongs) établis dans la province de Lai-Chäu, et dans les régions avoisinantes, sur les contreforts des plateaux Lao, aux confins du Viêt-Nam, de la Chine et du Laos (Provinces de Lai Châu, Dien Bien Phu, Phu Yen, Tuan Giao).

            Complétant ceux de Nguyen-Thé-Anh et de quelques autres, le présent ouvrage, fruit d'un patient dépouillement des archives d'Aix-en-Provence, apporte de précieux éclairages sur la construction des marches de l'Indochine française et l'unification territoriale du Viêt Nam. L'auteur a été servi par sa maîtrise de la langue vietnamienne qui lui a permis de procéder à des recherches de terrain et à l'exploitation des sources locales en Quoc-Ngu. Un premier chapitre retrace l'histoire de la région à partir de l'avènement de la dynastie des Nguyen (1802), qui ne parvint pas à y établir solidement son autorité. La situation allait changer avec l'arrivée des Français. L'œuvre du colonel puis général Pennequin avait sans doute été déjà étudiée, de même que celle de Gallieni qui, assisté de Lyautey, mit au point sa " politique des races " et appliqua sa méthode de pénétration dite de la " tache d'huile ". C'est ainsi que sous le régime français, la vallée de la Rivière Noire devint une espèce de " protectorat interne " ou de protectorat au sein d'un protectorat. Il est vrai que le Tonkin n'avait plus de protectorat que le nom puisque la charge de Kinh-Luoc (vice-roi représentant l'empereur d'Annam), avait été supprimée par Paul Doumer en 1897 et ses attributions transférées au Résident supérieur. Il y avait bien une autorité protectrice mais il n'y avait plus d'autorité protégée et quasiment rien ne différenciait le Tonkin d'une colonie. Le pays Taï et la vallée de la Rivière Noire (les douze provinces) formaient donc une espèce de principauté sous l'égide de la  Famille Dèo, clan de seigneurs de guerre de lointaine origine chinoise, déjà connu et influent dans la région du temps de la dynastie des Lé postérieurs. Le trop fameux Dèo Van Tri qu'Auguste Pavie dépeint comme " Le légendaire Dèo Van Try, chef des Pavillons noirs, ces bandits chinois terrifiants " tristement célèbre pour avoir saccagé la ville de Luang Prabang en juin 1887 puis pour avoir hébergé le jeune roi Nam Nghi et le régent Thuyet dans leur fuite, avait fini par se rallier à la puissance coloniale avec laquelle il avait conclu un traité en 1890. Il n'avait guère d'autre issue puisque les Français s'étaient rendus maîtres de la province de Lai-Châu en 1888.

            L'arrivée des Français se traduisit par l'établissement d'un régime militaire  (la région étant incluse dans la quatrième région militaire) et la sécurisation de la frontière avec la Chine.

            Dèo Van Tri se fit reconnaître comme chef héréditaire d'une fédération des douze provinces et aida les Français dans leur lutte contre ses anciens alliés, les Pavillons noirs. Pavie avait été le patient artisan de ce ralliement qui est commenté en ces termes par l'auteur : " De l'aventure à l'honorabilité ". Dèo Van Tri l'avait accompagné en Chine lors des négociations au sujet de la délimitation des frontières, puis il fut invité en France où il se rendit en compagnie de plusieurs membres de sa famille.

            De 1919 à 1922 la province de Lai-Châu fut embrasée par le soulèvement des Hmongs contre l'administration civile. Cette " guerre du fou ", qui déborda sur le Laos, était née d'un refus des taxes sur l'opium imposées par l'administration coloniale, ainsi que des réquisitions de chevaux. Elle était menée par le chef de clan Ba-Tchay  (dit " Le fou ") qui voulait créer un royaume Hmong indépendant avec pour capitale Dien Bien Phu. Au cours des années qui précédèrent la deuxième guerre mondiale, la famille Dèo perdit le semblant d'honorabilité qu'elle avait péniblement conquis et retourna à ses habitudes ancestrales de brigandage et de contrebande. L'auteur parle de « dérive criminelle » de cette famille. Sous le " règne " de Dèo Van Long, troisième fils de Dèo Van Tri, disparu en 1908, ne pouvant se satisfaire des maigres prébendes et du rôle de figuration que lui laissait l'administration, elle se tourna vers la contrebande du thé de Chine et surtout vers celle de l'opium que Philippe Le Failler considère comme le nerf de la guerre dans cette région.

            L'auteur estime que la décennie 1931-1940 fut celle de la réduction des particularismes des ethnies montagnardes, qui en fait étaient déjà notablement restreints, le contrôle exercé par les résidents français se faisant de plus en plus étroit.

            Les chapitres 11 et 12 sont consacrés au temps de guerre, c'est-à-dire à la période allant de 1940 à 1954. Ils nous donnent une bonne analyse de l'histoire politique de la région pendant la deuxième guerre mondiale sous le régime de l'amiral Decoux et l'occupation japonaise qui devint de plus en plus lourde. Au lendemain du coup de force du 9 mars 1945, d'assez nombreux Français, militaires et civils, rescapés des massacres ou des internements, mais poursuivis par les Nippons, transitèrent par le pays Taï, souvent avec le soutien des populations, pour se regrouper autour du général Alessandri dans la province de Phong Saly au Nord Laos, et trouver refuge en Chine où ils furent assez mal accueillis malgré l'intervention du général Pechkoff, représentant diplomatique français.

            La guerre de reconquête (car c'est le terme dont il se sert et c'est bien ainsi qu'il faut l'appeler) entreprise par les Français à partir de 1946 est traitée au dernier chapitre. La politique désastreuse de Thierry d'Argenlieu qui créa, sans l'aval du gouvernement, une éphémère république de Cochinchine et surtout un haut-commissariat aux populations montagnardes est bien décrite. Son échec montre que les ethnies allogènes, sur lesquelles le colonisateur avait tant compté, étaient désormais acquises à l'idée nationale vietnamienne. Loin d'affaiblir l'influence du Viêt Minh, cette politique de fragmentation (qui n'est pas sans analogie avec celle du dahir berbère au Maroc) la consolidait. Le statut d'Etat associé, théoriquement indépendant dans le cadre de l'Union Française, mis en place sous la Quatrième République, se résumait, dans l'esprit de beaucoup de vétérans français, à celui d'un néo-protectorat. Le 15 juillet 1948, une fédération des pays Taï, divisée en 16 cantons, fut mise sur pied à Muong Laï sous l'égide de Dèo Van Long. Elle était dotée d'une assemblée, d'un exécutif et d'un drapeau (avec étoile à 16 branches). La population était évaluée à 260.000 habitants. En mai 1949 ses représentants prêtèrent allégeance à l'empereur Bao-Daï mais le statut légal de la Fédération qui affirmait l'unité et l'autonomie du peuple Taï avait été rédigé à la hâte, certains groupes étaient sous-représentés, elle fonctionna mal et  cessa d'exister en 1954.

            Les 55 jours d'enfer de la bataille de Diên Bien Phu ont déjà inspiré une abondante littérature et sont rapidement évoqués au chapitre 12. On retiendra une importante notation de l'auteur qui estime que sans le soutien logistique des populations locales acquises à sa cause ou au moins sympathisantes, la victoire des Vietnamiens n'eût pas été certaine.  Cette manière de voir ne nous semble pas évidente. Les châteaux forts de nos ancêtres couronnaient une hauteur tandis que les éminents stratèges de Diên Bien Phu avaient choisi de fortifier le fond d'une cuvette… Après 1954, en dépit de l'existence temporaire de deux " zones autonomes " nous assistons à la rapide « normalisation »  administrative du pays Taï et à son intégration complète dans les structures de la République Démocratique du Viet Nam, dont il forme plusieurs provinces. Le lecteur trouvera également de bonnes pages sur la lutte que celle-ci à menée contre la production, la commercialisation et la consommation de l'opium. Elle semble être parvenue à des résultats tangibles.

            On regrettera quelques négligences orthographiques. Une iconographie, des annexes, un index et une bibliographie détaillée complètent heureusement cet ouvrage qui peut être tenu pour une somme.                                                                                                              



 
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