La Horde d'or et le sultanat mamelouk : naissance d'une alliance

Recension rédigée par Jean Nemo


Édité par un Institut basé au Caire, dont la tutelle revient au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, cet ouvrage est cependant accessible dans un certain nombre de librairies. Le rabat de couverture de cet ouvrage, éditorialement agréable à voir et à parcourir, précise : « La série Monographies met en valeur les sujets les plus variés, de l’étude érudite à l’essai novateur… ». Comme le lecteur pourra le constater, l’ouvrage ici commenté tient de ces deux caractéristiques.

L’auteure a consacré une thèse déjà ancienne (2004) à la Horde d’Or (1377-1502), son assez abondante bibliographie montre son intérêt pour l’empire mongol, les archives diplomatiques dans le monde musulman de l’époque, les formulaires utilisés pour ce faire. Elle a dirigé plusieurs ouvrages ou elle y a contribué. Elle a prêté en outre son expertise d’historienne à d’autres auteurs ou scénaristes. Bref, le premier des « aspects » rappelés ci-dessus, de « l’étude érudite » et, peut-être un peu plus rare généralement, de « l’essai novateur » (ou plutôt prospectif en incitant à d’autres façons de voir les choses).

Le présent ouvrage résulte de recherches effectuées entre 2005 et 2009, au Caire, lors d’un séminaire en 2009 au cours duquel une première version fut discutée. Elle a bénéficié du soutien financier européen lors d’une affectation de l’auteure à l’université d’Oxford.

Rappelons tout d’abord au « lecteur éclairé » mais insuffisamment spécialiste quelques termes à défaut de quoi il peut avoir des difficultés à suivre cette note de lecture. Les Jochides sont des descendants de Gengis Khan, ici plus spécialement la Horde d’Or ; ils ont constitué l’un des vastes empires dans ce qui est aujourd’hui la partie méridionale de la Russie. Les mamelouks sont des esclaves soldats éventuellement affranchis, le sultanat Mamelouk fut l’un des empires les plus puissants d’Égypte et du Moyen-Orient du Moyen-Age.

Venons-en au fond. En trois chapitres, l’ouvrage traite d’abord du « micro-contexte » (soit les sources utilisées, les échanges préliminaires entre les partenaires, le contenu de leurs lettres, comment ils aboutirent à un renforcement à la fois de l’islam et à l’alliance) ; il décrit ensuite les « vecteurs entre deux mondes » (les hommes, marchands et ambassadeurs, les moyens de communication) ; il traite enfin du « macro-contexte » (les conflits, les succès, les échecs, le trafic d’esclaves mamelouks, le rôle des Byzantins, des Génois…).

Ces différents rappels d’une histoire lointaine, complexe attirera le lecteur éclairé mais dont les souvenirs d’histoire peuvent mériter quelque rafraichissement. Pour cela, rien de tel qu’une lecture approfondie de l’introduction et de la conclusion qui, généralement, orientent le lecteur en ce qui concerne les objectifs et les orientations de l’auteure.

Dans son introduction, celle-ci rappelle que les invasions mongoles, depuis Gengis Khan, avaient bouleversé à la fois ce que nous appelons aujourd’hui le Moyen-Orient, et les équilibres entre ses descendants. Elle retrace également l’évolution de la Horde d’Or, la naissance du sultanat mamelouk et les conditions de leur rapprochement diplomatique et marchand, ce à l’occasion de l’arrivée sur scène de deux souverains ambitieux : Baybars pour les Mamelouks, Berke le khan pour les Mongols jochides (i.e. les descendants de Gengis Khan). « J’ai souhaité rendre apparente cette interaction entre une histoire de conquêtes et d’empires et des histoires de famille et de personnes ». Ceci dans une approche à plusieurs niveaux ou entrées : soit faire interagir des sujets non visibles à un certain niveau mais non à un autre, « changement de focale ».

Cette introduction se termine comme suit : « Les réponses que j’apporterai et les nouvelles questions qu’elles ne manqueront pas de susciter devront donner la mesure des possibles et des choix qui s’offraient à des acteurs dont les trajectoires n’étaient pas tracées ». Fin de « l’étude érudite », qui va dans une conclusion relevant plus de « l’essai novateur », proposer un certain nombre de réflexions sur les pistes de recherche à ouvrir.      

Cette conclusion ne conclut pas réellement mais contient en effet « sept propositions ». Elle commence par la phrase suivante : «L’étude de la première alliance entre la Horde d’Or et le sultanat mamelouk m’amène à revenir sur certaines idées reçues, et à proposer une nouvelle approche des relations entre les pouvoirs qui émergèrent ou qui survécurent, une fois tourné la page des conquêtes mongoles ».

La première étant de ne plus considérer ces relations comme une alliance mais comme une « entente cordiale ». Il faut entendre par cette formule que « la collaboration mamelouke-jochide atteint les objectifs géopolitiques qu’elle s’était fixée ». D’où sans doute cette référence à une formule bien plus récente : cette « entente cordiale » entre la France et le Royaume-Uni relevait en effet plus d’une commune approche géopolitique et coloniale entre la France et l’Angleterre que d’une véritable alliance au sens traditionnel du mot, diplomatique et militaire.

La seconde étant que l’islam ne serait pas un facteur décisif dans les échanges entre Mamelouks et Jochides, contrairement à ce qui serait une idée reçue en faisant au contraire l’élément central d’une alliance.

Une troisième idée reçue devrait être révisée : la guerre entre Jochides (le khan Berke) et les troupes du pouvoir de l’époque en Transcaucasie (sous l’égide de Hülegü) ne serait pas « un conflit d’autorité » mais un conflit relatif au contrôle des ressources commerciales et fiscales. Ici, le lecteur peut se demander si ailleurs dans l’espace et le temps, les conflits guerriers, relevant de l’autorité, ne servent pas à contrôler d’autres activités commerciales, de matières premières, de ressources fiscales. Mais acceptons ici le point de vue de Marie Favereau et les révisions qu’elle propose.

La quatrième proposition apparaît plus évidente : « L’alliance entre la Horde et le sultanat est impossible du fait de la dissymétrie des partenaires diplomatiques ». En effet, l’intervention de plusieurs parties prenantes, Byzantins, Mamelouks et Jochides, complique l’appréciation selon laquelle des deux entités, mamelouke et jochide, la première aurait vassalisé la seconde.

La cinquième proposition consiste à revoir le rôle des Génois dans leur position d’intermédiaires : l’auteure conteste cette vision traditionnelle, avec des arguments qui semblent bien fondés au « lecteur éclairé » mais insuffisamment spécialiste.  

La sixième proposition conteste que «les tensions diplomatiques, la guerre ou l’arrêt des échanges d’ambassades pouvaient mettre en difficulté les marchands et empêcher l’acheminent des esclaves mamelouks ». Ici encore, des arguments qui semblent bien fondés au « lecteur éclairé » mais insuffisamment spécialiste.

Enfin, la dernière proposition est de réviser la tradition générale selon laquelle « l’alliance du khan et du sultan fut un fiasco militaire et ne déboucha sur rien ».

Comme on le voit, l’ouvrage est ambitieux à plus d’un titre. Il aspire à rendre compte de recherches personnelles approfondies notamment dans des archives jusqu’alors peu ou pas exploitées. Ces recherches semblent en effet apporter des éléments nouveaux à la grande et la petite histoire, et les interconnecter. Il souhaite ouvrir des questionnements nouveaux, repris ci-dessus plus ou moins en détail.

L’appareil critique est de bonne qualité. On regrettera cependant l’absence en bibliographie de toute référence à René Grousset dont en son temps, déjà ancien, « Gengis Khan, le conquérant du monde » fit date. Il est vrai que l’auteure est plus tournée vers l’état présent de la recherche et ses possibles réorientations.

Le « lecteur éclairé » mais insuffisamment spécialiste, tel le rédacteur de la présente note de lecture, peut en toute bonne foi recommander à d’autres « lecteurs éclairés » de consulter cet ouvrage.