Félix Eboué : de Cayenne au Panthéon, 1884-1944

Auteur Arlette Capdepuy
Editeur Karthala
Date 2015
Pages 439
Sujets Éboué , Félix
1884-1944
Biographies
Cote 60.496
Recension rédigée par Jean Martin


            Plusieurs biographies de Félix Eboué avaient déjà vu le jour : citons entre autres celles de Jean de la Roche (Hachette, 1957), de Brian Weinstein (Oxford, 1971) d'Elie Castor et Raymond Tarcy (L'Harmattan, 1984). On ne saurait surtout passer sous silence les actes de deux colloques, le premier sous l'égide de l'ASOM en 1985  et le second, " Eboué, soixante ans après " organisé par la SFHOM en 2008, auquel il nous fut donné d'apporter une contribution.

            Agrégée et docteur en histoire, Arlette Capdepuy apporte sa pierre à l'édifice de la connaissance d'Eboué en nous donnant une étude complète, fruit de ses recherches dans divers fonds d'archives, ceux de la fondation Charles de Gaulle ayant été les plus sollicités, mais les archives de la France d'outre-mer et plusieurs fonds privés n'ont pas été négligés pour autant.

            La vie de Félix Eboué, ici retracée, est bien connue : quatrième enfant d’un ménage modeste, il était né à Cayenne le 28 décembre 1884 de parents issus d’esclaves affranchis en 1848. Son père, devenu gérant d'un placer, mourut jeune, mais l'auteure ne semble pas retenir l'information selon laquelle sa mère, Aurélie Léveillé, aurait tenu un petit commerce d’alimentation pour faire vivre ses cinq enfants. La famille semblait plutôt appartenir à la petite bourgeoisie. Admis au collège de Cayenne en 1898, il bénéficia d’une bourse pour poursuivre ses études au lycée de Bordeaux. Reçu à l’école coloniale en 1906, diplômé en 1908 (23e sur 27), il fut affecté à Madagascar mais permuta avec un camarade pour servir en AEF, qu’il pensait être la terre de ses ancêtres. A Brazzaville, le gouverneur Merwaert, qu'il avait connu en Guyane, l'affecta en Oubangui-Chari. Il allait demeurer vingt deux ans dans cette colonie où il fut successivement en poste à Bouka, Bozoum, Demara, Bangassou, Fort Sibut.

            Promu administrateur en chef et nommé, grâce à l'appui de Blaise Diagne, Secrétaire général de la Martinique (1932-1934), puis du Soudan (1934-36) il assura dans ces deux postes l’intérim du gouverneur. Il sut faire face, surtout en Martinique, à une situation politique et sociale très difficile. A Fort de France, il fit assainir le quartier marécageux du canal Levassor et reloger les habitants, de pauvres gens d’origine indienne. Il dut également régler des affaires de favoritisme dans les jurys de baccalauréat, qui avaient entraîné des manifestations de lycéens.

            Toutefois, il ne croyait guère à son avenir dans l’administration, puisqu’en juillet 1934, découragé, il écrivait à René Maran : « Tu sais que je ne serai jamais gouverneur ». Il songeait alors à s’inscrire au barreau ou à se lancer dans le journalisme, mais Maran l’en aurait dissuadé. Il devint cependant, nommé par le Front Populaire, gouverneur de la Guadeloupe (1936-1938), premier gouverneur noir, où il sut faire face à une situation encore pire que celle qu'il avait affrontée en Martinique, marquée par les grèves de 1936. Il eut également à vaincre les préjugés de couleur et à lutter contre la corruption électorale, fléau de la colonie, ce qui autorise l'auteure à parler d'une promotion-piège...

            Son rappel de  Guadeloupe et son affectation au Tchad par Georges Mandel furent-ils véritablement une sanction ainsi que Mme Capdéguy l'écrit au chapitre 6 p.133 ? Il est certain qu'il les ressentit comme tels, allant même jusqu'à parler de «  déchéance » , tandis que les députés Candace et Satineau, orfèvres en matière d'affairisme et d'intrigues dans les antichambres ministérielles, se réjouissaient d'avoir obtenu la tête d'un gouverneur nommé par le Front Populaire qui avait osé se poser en défenseur des grévistes et des paysans pauvres de Marie-Galante. (Candace l'avait protégé à ses débuts mais les deux hommes n'avaient pas tardé à se brouiller aux Antilles). Quoiqu'il en fut, il s'accommoda fort bien de ce retour sur cette terre d'Afrique, où il avait déjà servi pendant de longues années et où il s'était familiarisé avec les populations. Et au Tchad, colonie assez délaissée (comme toutes celles d'Afrique équatoriale, hormis peut-être le Gabon) beaucoup restait à faire et la tâche était plus exaltante que dans les " vieilles " colonies. Les chefferies coutumières existaient toujours, surtout en pays musulman, et Eboué leur redonna vie afin de mettre en place la politique d'association qu'il entendait suivre, à l'instar de l'Indirect rule appliqué par Lord Lugard au Nigéria. Il n'y avait pas ou peu de menées politiciennes à redouter, bien qu'il fut rapidement (en sa double qualité de Noir et de franc-maçon) l'objet de campagnes de presse haineuses de la part de l'Action Française et de journaux allemands et italiens. Cette affectation au Tchad allait en tout cas propulser Eboué à l'avant-scène de la célébrité. La menace militaire que les Italiens de Libye faisaient peser sur cette colonie fut certainement un facteur décisif de sa détermination de la maintenir dans la guerre et donc de se rallier à la France Libre. Les péripéties du ralliement sont décrites en détail.

            Les chapitres 7 et 8 qui nous montrent Eboué à l'œuvre  à Brazzaville, forment le
" morceau de bravoure " de cet ouvrage. A la fin de 1940, celui qui, six ans plus tôt, désespérait d'être un jour gouverneur, se trouvait soudain promu gouverneur général, au sommet de la hiérarchie de l'administration coloniale. Son œuvre en AEF est bien analysée, ainsi que ses conceptions en matière d'administration coloniale qui se traduisirent par le statut du notable évolué, la création de municipalités indigènes, la réorganisation de la justice coutumière et de la chefferie. L'auteure considère que les circulaires de 1941 et 1942 formaient un prélude à la Conférence de Brazzaville. Celle-ci nous semble analysée un peu rapidement pp. 236-241. On sait que les conceptions fédéralistes d'Eboué, déjà éprouvé par la maladie, et de Laurentie, furent battues en brèche par une majorité de fonctionnaires jacobins et centralistes, regroupés autour de Raphaël Saller.

            D'intéressantes pistes de réflexion sont ouvertes au chapitre 9 : Eboué, homme de réseaux (pp. 249-280) et homme de la IIIe République. L'auteure y démêle l'entrelacs complexe des groupes de pression et des influences diverses qui ont assuré la carrière de Félix Eboué. Les loges maçonniques tout d'abord, puisqu'il fut un membre assidu du Grand Orient.  Mais il est permis de s'interroger sur l'efficacité des appuis qu'il a pu y  trouver, puisque ses adversaires aux Antilles, Candace entre autres, étaient également francs maçons. Il bénéficia également de l'appui de réseaux politiques, tels ceux de Diagne et de Monnerville, c'est-à-dire du centre-gauche, mais l'auteure a trouvé trace de son adhésion à la SFIO en 1938. Il y représentait, semble-t-il, la tendance des héritiers de Jaurès. On ne doit pas négliger son intérêt pour le sport et ses relations dans les milieux sportifs.

            On glanera de même au chapitre 11 d'intéressantes informations sur l'activité intellectuelle de Félix Eboué, sur ses travaux de musicologie (en collaboration avec son épouse Eugénie Tell), d'ethnographie sur les Banda de l'Oubangui, prélude à ceux d'Eric de Dampierre, sur ses relations avec Maurice Delafosse, René Maran, Albert Schweitzer, Léopold Sedar Senghor, qui par la suite, épousa sa fille Ginette.

            Qu'il nous soit permis de regretter que l'auteure ait omis p. 241, d'évoquer les obsèques, célébrées par la volonté de René Pleven, dans une église catholique du Caire (convenances de l'époque obligent) alors que le défunt, agnostique et franc-maçon, eût sans doute opté pour une cérémonie civile ou maçonnique.

            On peut déplorer quelques lacunes dans la bibliographie et l'on se doit de rappeler que le « gouvernement anglais » dont il est question p. 161, est le gouvernement britannique. Et il est plus regrettable encore de lire p. 273 que les Pères du Saint Esprit sont « dits les Pères Blancs » alors que cette appellation est réservée à la congrégation des Missionnaires d'Afrique (fondée par Lavigerie).

            Contrairement à ce qui est écrit p. 277, Auguste Pavie n'a jamais été gouverneur de la Cochinchine.[2]

            Les pages sur la construction de la mémoire, réactivée à partir de 1980 et sur la formation du mythe (p. 356-404), sont parmi les plus intéressantes de l'ouvrage et la conclusion est un bon modèle de synthèse et un bilan clair. Un index facilite la consultation de cette biographie bien construite et bien documentée qui rendra de grands services à tous ceux qu'intéresse la personnalité d'Eboué et la destinée d'un grand commis, autant que l'histoire de l'Afrique équatoriale française pendant l'entre-deux guerres et au cours du second conflit mondial.                                                                                                          



[2]  Voir sa biographie par Hélène Simon, éd. Picollec.