Les marrons de la mer : évasions d'esclaves de la Martinique vers les îles de la Caraïbe, 1833-1848

Recension rédigée par Jean-Marie Breton


 En publiant ce document, à titre posthume, les éditions Karthala et  le CIRESC (Centre de recherches sur les esclavages), de l’EHESS, ont rendu hommage aux travaux d’un historien martiniquais, pédagogue et chercheur engagé dans les études mémorielles, prématurément disparu en 2011. Ils mettent ainsi à la disposition, tant des spécialistes de l’esclavage, que des lecteurs intéressés, une étude initiée sur l’épisode maritime, encore mal connu, de la question du marronnage, c’est à dire de la fuite des esclaves au cours de la période séparant la suppression de l’abolition de l’esclavage par l’Angleterre en 1833, et celle de la France en 1848, 15 années qui ont conduit des captifs de l’île française de la Martinique (comme de la Guadeloupe, non étudiée ici), à braver les dangers de la mer pour s’échapper, portés par l’espoir de retrouver la liberté sur les îles anglaises les plus proches, notamment celles de Sainte-Lucie et de Saint-Vincent ou de la Dominique.

            G. B. Mauvois, auteur de nombreux articles et travaux, en particulier sur l’histoire de la Martinique, contribuait en tant que co-auteur, aux volumes de l’ouvrage «  Histoire et Civilisation de la Caraïbe », avant d’être emporté par la maladie. C’est dans ce cadre que devait figurer son étude en cours sur les Marrons de la mer. L’ouvrage présenté ici a le grand mérite d’en faire connaître le projet, déjà très élaboré, résultat d’une investigation archivistique et d’une exploitation systématique des sources disponibles.

            L’historiographie du marronnage dans les Antilles françaises est certes en renouvellement constant depuis les ouvrages fondateurs des années 1960-70 (Y. Debbasch, G. Debien). Mais l’un de ses aspects les moins explorés concerne les évasions maritimes d’esclaves, d’où l’intérêt novateur de l’ouvrage publié d’après les notes de G. B. Mauvois.

            L’historien a privilégié trois approches dans sa thématique : 1. Les étapes du processus de fuite à l’étranger ; 2. La rigueur de l’action préventive et répressive ; 3. Les contours d’une dissidence anti-esclavagiste.

            Les précautions considérables prises par les autorités contre les vols d’embarcations, en Martinique, la vigilance et la répression des maîtres, les rapports de police, les arrêts de justice, montrent que, malgré la traque policière, l’inexpérience et les dangers de la mer, un nombre assez important d’esclaves, de Martinique et de Guadeloupe ont voulu s’en échapper vers les îles britanniques du voisinage, depuis que l’Abolition Act avait été proclamé. Certains, cités par les sources, se sont noyés; d’aucuns, ramenés par les bateaux de guerre français, ont été condamnés, mais d’autres ont réussi à s’y installer en hommes libres et à y travailler.

            Combien furent-ils à partir ? Victor Schœlcher fut le seul à fournir une estimation globale de 5 000 évadés pour les deux colonies de la Martinique et de la Guadeloupe. Le chiffre peut sembler exagéré mais les Conseils coloniaux se plaignaient de centaines de « nègres » perdus par l’évasion, problème notable et délicat au point de faire l’objet de correspondances diplomatiques entre la France et l’Angleterre.

            Les archives ne permettent pas de dresser un portrait précis de ceux qui, tels des boat people contemporains, prenaient le risque de s’en aller. Mais G. B. Mauvois exploite celles qui existent pour faire quelques constats de vraisemblance : les marrons de la mer auraient été majoritairement mais pas exclusivement des hommes, car les sources attestent de femmes et d’enfants avec une probabilité de liens familiaux dans certains cas. Ceux qui ont laissé des traces étaient généralement jeunes et plus nombreux, pour les hommes, parmi les « esclaves à talent » qui souvent pratiquaient un métier artisanal en ville au profit de leur maître, parfois dans une situation de « semi-liberté ».

            Quelle que soit leur motivation pour un voyage aussi risqué, leur dangereuse aventure impliquait (contrairement à beaucoup de marronnages terrestres), de longs préparatifs clandestins et collectifs (avec une participation attestée d’esclaves issus d’« habitations » différentes) et un caractère définitif de voyage sans retour, avec en cas de réussite, une possibilité d’accès à une liberté reconnue et d’intégration aux petits métiers urbains dans des sociétés où l’on pouvait espérer partager sa langue et sa culture. G. B. Mauvois s’interroge donc sur la nature du projet de ces fugitifs, qui n’était pas seulement une rébellion contre la servitude coloniale mais, au-delà, une façon de « façonner leur destin », qui aurait pu être l’expression d’une « conscience marronne » de mise en question du système colonial lui-même.

            Et d’écrire, en guise de conclusion que, dans la singularité de leurs parcours, il s’agirait  de restituer leur dignité d’acteurs politiques aux « silhouettes délinquantes et fugaces des Marrons de la mer.

Le lecteur pourra refermer ce petit livre, aussi original qu’intéressant, aussi dense que novateur, en partageant cette émotion, tout en espérant que cette pierre d’angle, laissée en héritage par un historien, aussi rigoureux que militant des traces de la mémoire, inspirera d’autres travaux de nature à approfondir ce champ de recherche à un niveau régional.