Cent ans de choc des civilisations : les leçons oubliées de 1914

Recension rédigée par Jean Martin


            Pour le commun des mortels, le thème du choc des civilisations est apparu et a été popularisé par l'ouvrage de Samuel Huntington publié en 1996 et traduit en français l'année suivante, ouvrage qui comme chacun sait, a engendré des débats passionnés. Les idées développées par Huntington  (et accessoirement avant lui par Bernard Lewis) sont bien connues : l'inventaire des civilisations recensées comme telles laisse présager un inéluctable affrontement entre le monde occidental dont il dénonce le déclin intellectuel et moral, et le monde islamique.

            Flavien Bardet, maître de conférences à l'Université de Bordeaux-Montaigne (Bordeaux III), est spécialiste de l'histoire de l'Empire britannique et notamment de ses régions arabo-musulmanes (Moyen-Orient, Palestine). Il nous apprend dans le présent recueil que le thème illustré par Huntington est moins nouveau qu'on ne serait tenté de le penser et qu'une première mondialisation s'était fait jour dans les années 1880-1914. A cette fin, il a entrepris de nous présenter plusieurs textes de l'amiral Alfred Thayer Mahan (1840-1914), auteur assez méconnu de ce côté de l'Atlantique, mais qui connut une certaine célébrité dans son pays avant 1914 et a pu être considéré comme le premier spécialiste Américain de géopolitique.

            Issu d'une famille établie en Virginie et comptant des ascendants irlandais, anglais et huguenots du Refuge, fils d'un professeur à West Point, Mahan avait embrassé sans enthousiasme une carrière d'officier de marine en bravant toutefois la réprobation de ses proches. Il sillonna les mers, fit, sans grande conviction, la guerre de Sécession dans le camp de l'Union (bien que ses sympathies allassent, semble-t-il, aux sudistes), puis fut promu capitaine de vaisseau en 1885. S'étant acquis un début de notoriété par un essai sur les opérations navales pendant la guerre de Sécession, (The Gulf and inland waters) il devint la même année professeur d'histoire navale et de stratégie maritime au Naval War College de Newport (Rhode Island).Même s'il ne cessa pas d'appartenir à l'US Navy, ce fut quasiment le début d'une seconde carrière, celle d'un historien et d'un politologue, caractérisée par la publication de plusieurs ouvrages de polémologie et d'histoire militaire. Citons entre autres : "L'influence de la puissance maritime dans l'histoire 1660-1783" et "L'influence de la puissance maritime dans les guerres de la Révolution française et de l'Empire", des biographies des amiraux Farragut et Nelson, "Le salut de la race blanche et l'empire des mers (1906)"[2] ainsi que des articles ou essais dont : "La grande illusion" et le "Problème de l'Asie" (1900)… Dans ce dernier essai précisément, et dans un autre intitulé "Perspectives sur le XXème siècle", Mahan entrevoit le choc des civilisations (il emploie le terme de "collision") sous la forme d'un affrontement entre le monde occidental à dominante chrétienne (il parle de chrétienté), pour lequel il ne cache pas ses sympathies, et le monde islamique. S'il est particulièrement prolixe sur les violences commises par les musulmans à l'encontre des chrétiens, notamment dans l'Empire ottoman, l'homme malade de l'Occident, il est beaucoup plus discret, voire muet, sur les massacres de musulmans commis notamment dans l'Empire russe. Non sans quelque naïveté, Mahan voyait dans le démembrement de l'Empire ottoman, dans ses provinces asiatiques, un moyen de rétablir la paix et la stabilité dans cette région du monde: on sait que la destinée lui fut clémente puisqu'il mourut en 1914 avant d'avoir pu assister à l'évanouissement de ses chimères.

            Flavien Bardet a l'honnêteté de ne pas minimiser les difficultés qu'il a rencontrées dans son travail de traduction : le style de Mahan, caractérisé par des phrases trop longues et une ponctuation insuffisante, est souvent maladroit, lourd d'incidentes et d'une lecture malaisée. Le traducteur avoue avoir pris quelques libertés pour rendre le texte plus accessible. Très infatué, Mahan n'hésitait pas à se mettre au rang d'Adam Smith (en livrant ses réflexions sur la guerre des Philippines dans une lettre au futur président Théodore Roosevelt, dont il fut un conseiller très écouté) (voir note 44 p. 31). Le Times de Londres reprit cette comparaison à son compte, mettant  "L'influence de la puissance maritime dans l'histoire" au même rang que "L'essai sur la richesse des nations". Bardet n'a pas tort de dénoncer sa tendance à jouer sur les mots, et parfois, son évidente mauvaise foi.

            Dans ses "Perspectives sur le XXe siècle" Mahan avait par ailleurs prévu le réveil et la montée en puissance de la Chine, qu'il qualifiait d'"homme malade de l'Extrême-Orient", réveil dont il voyait un signe annonciateur dans le succès de la révolte dite des boxeurs. Il insista toujours sur la nécessité du percement de l'isthme de Panama et l'importance pour les
Etats-Unis de s'assurer le contrôle du futur canal.

            De la lecture des vaticinations d'Alfred Mahan, enrichies (ou alourdies ?) de gongorisme et de métaphores bibliques malheureusement trop souvent dépourvues de références (Mahan était de toute évidence un presbytérien de stricte obédience, peut-être de tendance fondamentaliste) et des commentaires de Flavien Bardet, nous retirons une conclusion : la tâche des historiens, qui est de connaître le passé des hommes, n'est certes pas aisée, mais celle des futurologues est encore plus lourde de risques. Il est hasardeux de jouer les Pythies. Mais les historiens ont toujours raison puisqu'ils prophétisent à terme échu, et cet ouvrage n'en apporte pas moins une pierre importante à l'histoire des mentalités.

            L'appareil critique, d'une grande concision, est digne de louanges mais on ne peut que déplorer l'absence d'un index.                                                                                                             


[1]Les recensions de l'Académie des sciences d'outre-mer  sont mises à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 non transcrit.

Basé(e) sur une oeuvre à www.academieoutremer.fr.

[2] Cette traduction de "Interest of America in Sea Power" est très "libérale" car Mahan n'a jamais exposé ni développé de théorie raciale.