Afriques : entre puissance et vulnérabilité

Recension rédigée par Jean Nemo


            L’auteur pratique et parcourt depuis de nombreuses années le continent africain. Certes pas en touriste, encore moins, pourrait-on dire, en explorateur de l’exotisme.  Ni en témoin engagé et captif d’une idéologie ou d’idées arrêtées. Mais en observateur exigeant et n’hésitant jamais à enrichir ses analyses ou à les ajuster en fonction d’une recherche ou d’une réflexion toujours en alerte.

Le titre même de l’ouvrage doit mettre le lecteur en éveil. Il y est question d’ « Afriques » et de balancement entre « puissance et vulnérabilité ».

            Nous sommes certes habitués à ce que ce continent soit divers mais le plus généralement partagé entre un monde du Maghreb et du Machrek, périméditerranéen, et une Afrique noire, subsaharienne. Même si le pluriel commence avec le chiffre 2, il est ici clair que ces Afriques visent d’abord le deuxième ensemble, sans tout à fait exclure le premier. Et ce terme pluriel signifie très précisément que l’on ne peut pas plus se contenter d’une vision globale, univoque et simplificatrice, telle que trop souvent retenue, que l’on ne saurait le faire pour d’autres continents.

            Prenons l’exemple de l’Europe (non traité par l’auteur dont ce n’était pas le sujet) : nul ne saurait prétendre que malgré une construction européenne qui dure depuis près de soixante ans et n’aboutit que très modérément, il existe une Europe indifférenciée, descriptible en termes unitaires, significatifs ou signifiants. Cette Europe, fondée sur une tradition chrétienne compliquée, diverse et souvent conflictuelle, sur la construction de nations trop longtemps adverses, a certes une existence géographique et culturelle mais elle doit également se décliner au pluriel, dans le temps d’autrefois comme dans celui d’aujourd’hui.

            De même, l’Afrique n’est pas une, et ne le fut jamais, même si ses sociétés, ses religions, ses économies, ses structures démographiques relèvent parfois d’une certaine parenté très générale.

            Quant au balancement entre « puissance et vulnérabilité », il écarte d’entrée de jeu tout afro pessimisme plus ou moins apocalyptique et tout béat ou angélique afro optimisme. S’il en était besoin, nous voici rassurés sur la rigueur de la démarche. Comme bien d’autres ensembles géopolitiques, les Afriques ne supportent pas plus que les Amériques et autres Europes la vision univoque, simplificatrice de l’a priori. En sciences humaines, notamment en histoire, en sociologie, en anthropologie, en économie, la façon d’interroger les faits et celle d’en déduire des problématiques importe beaucoup plus que de conclure, à travers des « lois », à des prévisions, voire à des prédictions. Bien plus encore que dans les disciplines des sciences du monde physique où des lois apparemment plus rigoureuses permettent de faire avancer la connaissance jusqu’au point où elles doivent être revues et modifiées, voire bouleversées. Ici, l’auteur se livre, in fine, à des projections qui répondent à des hypothèses clairement explicitées. Elles ne sont en aucun cas des prédictions, ni même des prévisions.

Abandonnons ce trop long préambule qui, s’il annonce une fort intéressante démarche, n’aborde pas le contenu même de l’ouvrage.

            Pour qui connaît peu ou prou les écrits de Philippe Hugon dont la bibliographie couvre plusieurs décennies, celui-ci semble bien, sinon une synthèse, du moins un aboutissement. L’auteur prévient du reste son lecteur que son ouvrage est moins académique que ceux qui le précèdent. Mais qu’il est néanmoins le fruit de « travaux de terrain, d’enquêtes ou de rapports d’experts qui se sont heurtés à la question de la transposition des catégories forgées au Nord pour comprendre les sociétés africaines. ». On ajoutera encore que la plupart des analyses ici présentées ont fait l’objet au cours des années passées de présentations, telle par exemple que les cinq scénarios envisageables qui figuraient dans sa « Géopolitique de l’Afrique » on va y revenir ci-après.

            Dressons le tableau présenté par l’auteur : l’Afrique est une si l’on s’en tient à sa position économique mineure, voire marginalisée, dans le monde globalisé d’aujourd’hui ; elle est une encore au regard d’indices caractérisant la démographie, le PIB ou les PMA. Elle est plurielle si l’on tient compte de son immensité, de ses sous-régions géologiquement, climatiquement, sociologiquement très différentes. Elle était marginale autrefois de par ses faibles densités (à de rares exceptions près) et à une population qui, à la veille du partage colonial représentait moins de 10 % de la population mondiale. Mais elle participait depuis toujours aux premières « mondialisations » (celles du commerce transsaharien et des comptoirs arabes ou européens, de la traite esclavagiste orientale et transatlantique…).

            On ne peut nier que nonobstant sa situation actuelle de continent « assisté » par des partenaires bilatéraux et multilatéraux, déchiré trop souvent par des conflits internes aux nations encore en devenir (dites parfois « fragiles ») ou régionaux, les Afriques – et les continents qui en sont voisins – sont confrontés à des défis majeurs.

            Le premier d’entre eux est démographique : selon des projections méthodologiquement bien établies, les populations africaines au sud du Sahara pourraient représenter à la fin de ce siècle près de 2 milliards d’individus, à plus ou moins 20 % près. Soit pas loin de 25 % de la population mondiale (NB : projection ne signifie en aucun cas prédiction mais hypothèses). Comme partout ailleurs, les villes devraient à ce terme abriter plus des trois quarts de la population, mais sans pour autant avoir vidé les campagnes, fait démographique exceptionnel.

            Le second est économique : malgré de notables différences selon les sous-régions ou les pays, les économies africaines reposent encore trop souvent sur les produits agricoles ou miniers d’exportation, insuffisamment transformés sur place, elles souffrent d’infrastructures de communication insuffisantes. Il est vrai que ce bref tableau ne prend pas suffisamment en compte l’émergence de marchés intérieurs et d’échanges régionaux encore mal connus.

            Un troisième défi découle des précédents : comment la majorité des États subsahariens, dont un certain nombre de PMA, pourront-t-ils faire face aux problèmes de l’éducation (les moins de 15 ans représentant une bien plus forte proportion que partout ailleurs) et aux problèmes de santé ?

            Les éléments de la puissance et de la vulnérabilité du sous-titre de l’ouvrage sont ainsi établis.

            Dans une première partie, Ph. Hugon rappelle ce que fut l’histoire pré coloniale, coloniale et postcoloniale. Car « les peuples ont des histoires et des mémoires ». Dans le cas de l’Afrique, celles-ci remontent à bien avant la colonisation, qui fût dans la durée un court espace de temps, « ni monde dépassé ni passif source de repentance ». Il développe ces constats dans une première partie : écriture absente sauf marginalement, l’histoire n’en est pas moins réelle, contrairement à ce que pensèrent longtemps les historiens européens pour qui l’Afrique n’y entra que grâce à l’Europe. De fait, comme partout ailleurs, l’histoire est faite d’archives écrites ou orales (moins précise dans le dernier cas), mais aussi d’imaginaire et de reconstitutions.

            Suit une analyse des caractéristiques communes des sociétés africaines précoloniales, mais aussi de leurs profondes différences selon les régions ou sous-régions. Entre sociétés qui connurent des empires anciens ou concurrents de la colonisation et sociétés plus segmentaires. Sociétés familières des commerces lointains ou plus refermées. Sociétés encore, guerrières et conflictuelles, tout comme ailleurs…Et en partie fondées sur l’esclavage interne puis la traite à longue distance.

            Vient ensuite une rapide analyse des conditions de la conquête coloniale après partage entre puissances européennes, le poids et les apports de la période de dépendance, les sociétés puis les pays issus de cette phase s’appropriant un certain nombre de concepts et de notions politiques forcément différentes selon le colonisateur.

            Enfin, le temps de la décolonisation et de la post colonisation, aujourd’hui presqu’aussi longue que la précédente, celle de la balkanisation et des « États fragiles », de la poursuite de diverses formes de dépendance, « un passé ni passif ni dépassé ».

            Dans une seconde partie, l’auteur traite des « déterminants internes culturels, sociaux et politiques » : la prégnance des cultures, le retour du religieux, les formes modernes mais en partie hybrides de la citoyenneté.

            Il aborde avec une troisième partie une problématique aujourd’hui essentielle pour le devenir des Afriques : l’insertion internationale et les enjeux géopolitiques : de leur place dans la mondialisation (subalterne ou en devenir d’acteur à part entière), dans la construction d’ensembles sous régionaux ou continentaux (à l’image ici encore de ce qui est tenté sur tous les autres continents). Les Afriques restent en partie dépendantes de l’aide bi et multilatérale, d’où une certaine « subordination ». Mais elles s’ouvrent à d’autres partenaires, mettant plus ou moins frein à ladite.

            Dans une quatrième partie, les défis ci-dessus très sommairement esquissés sont repris. Sans catastrophisme mais objectivement. Là encore, l’analyse est aussi objective qu’il est possible. C’est-à-dire sans parti pris.

            Enfin, dans une dernière partie, intitulée « L’Afrique au pluriel : entre croissances, crises et conflits », l’auteur résume avant de conclure les parties précédentes et élargit la réflexion : à travers des questions ouvertes («économie de rente ou d’accumulation ? » ; une classification des divers types d’États et de leurs trajectoires contrastées…

            Dans sa conclusion, Ph. Hugon reprend cinq scénarios déjà évoqués dans un ouvrage précédent : « Géopolitique de l’Afrique ». Soit :

-                     Le scénario d’une « Afrique désynchronisée du temps mondial : le largage ». Avec un mode politique positif, l’État se recompose en raison même de la guerre. Ou un mode négatif, l’État fait naufrage et se décompose. De même, dans le domaine économique, soit dynamisme de l’économie populaire, soit prédation interne et externe, informalisation, précarité et misère. 

-                     Le scénario d’une « Afrique intégrée positivement dans la mondialisation : le décollage ou le rattrapage »

-                     Le scénario d’une « Afrique changeant de partenaires : les nouveaux arrimages » (Chine par exemple).

-                     Le scénario d’« Afriques intégrées autour de pôles régionaux : l’ancrage régional »

-                     Le scénario d’ « Afriques différenciées : les décalages »

L’ouvrage prête à de nombreuses discussions pour le lecteur qui dispose d’une bonne connaissance de l’Afrique, éventuellement doublée d’une bonne expérience personnelle. Aucune de ces discussions n’a de caractère contestataire ou critique, elles portent toutes sur telle ou telle analyse, dans le détail, pas sur le fond. Il tranche donc sur des visions trop souvent traitées ailleurs de façon plus dogmatique ou plus idéologique : soit sur un mode alarmiste parce que malthusien (le péril noir se substituant au péril jaune des débuts du XXe siècle…), soit sur un mode trop béatement optimiste, soit encore sur un mode relativement traditionnel selon lequel les Afriques ne sont pas encore suffisamment rentrées dans la modernité et doivent donc être… « tutellées », pardon pour ce maladroit néologisme, voire que les autres régions du monde, en tout cas celles qui s’estiment « développées », ont à leur égard un « devoir d’ingérence ».

Le lecteur plus généraliste et peut-être moins familier des Afriques disposera, à la lecture, d’un fort bon panorama des problématiques et des défis auxquels ce sous-continent pluriel est confronté. Bien entendu, dans un espace aussi restreint que les quelques 250 pages de l’ouvrage, il ne pouvait être question d’être synthétique au point de couvrir la totalité des thèmes à traiter. Par exemple, celui des migrations internationales dont beaucoup ignorent qu’elles se font en très grande majorité à l’intérieur du continent ; ou encore celui de l’émergence de marchés intérieurs (il est vrai mal connus et mal enregistrés dans les comptes nationaux).

Un dernier mot peut-être, sans doute sans rapport avec cet ouvrage mais qui peut en être un complément : à ceux qui ont, hier et aujourd’hui, une vision pessimiste de l’avenir des Afriques, notamment en raison des conflits qui les déchirent, on rappellera qu’en Europe même ou à cause de l’Europe, des conflits sanglants, mondiaux, régionaux, coloniaux ou intérieurs, tout au long du XXe siècle, ont fait bien plus de millions de victimes que tous les autres conflits, notamment en Afrique subsaharienne. À ceux qui ont, hier et aujourd’hui, une vision optimiste de principe de l’avenir des Afriques, rappelons-leur que partout ailleurs, selon les périodes électorales ou les poussées de fièvre médiatiques, l’avenir est souvent l’objet de sombres pronostics généralement subjectifs, parfois cependant issus d’analyses sérieuses mais mal conclues – tout comme on peut tirer de riants avenirs à partir de données plus nuancées.

Il convient donc de saluer ici l’auteur de ces « Afriques – Entre puissance et vulnérabilité » qui, avec quelques autres auteurs dont on rendra également compte, propose à ses lecteurs des approches nuancées et méthodologiquement fondées.                                                                                                    



 
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