Le long remords de la conquête : Manille-Mexico-Madrid : l'affaire Diego de Avilla, 1577-1580

Recension rédigée par Jean Nemo


            Romain Bertrand avait récemment ouvert une réflexion à propos de L’histoire à parts égales (voir la recension faite de ce livre en 2012), celle des premiers contacts entre mondes différents, de leurs incompréhensions mutuelles, de l’histoire « inégale » parce que faite par le colonisateur et qu’il convient autant que possible de rendre « égale » en prenant en compte le point de vue de « l’autre » en exhumant ses archives écrites ou orales encore accessibles.

            Il s’intéresse avec ce nouvel ouvrage à un fait divers qui illustre en réalité une autre « histoire monde », ou comment l’histoire à parts égales peut devenir une histoire à parts inégales, selon les acteurs qui l’animent. Ou encore, comment les deux formules sont complémentaires, la première visant la prise en compte de toutes les sources disponibles, occidentales ou lointaines, la seconde reconnaissant que lors des contacts entre mondes divers, l’un impose ses façons de comprendre, fussent-elles erronées, les autres peinant à faire valoir les leurs. Mais surtout, comment les conquérants colonisateurs sont eux-mêmes pétris de contradictions et, dès le départ, de remords.

            Les deux premières pages, sans titre mais précédant l’introduction, commencent par ces mots : « La Conquête fut d’emblée sa propre critique. Pour cela elle est notre remords. ». Elles se terminent par « Il fallut apprendre à vivre dédoublé. Il fallut – c’est cela, notre héritage -  apprendre à vivre dans la mauvaise foi ». Comme on le verra, cela annonce des contradictions internes et chez les acteurs de la mainmise coloniale et dans l’image la plus fréquente que l’on en a conservé à travers les histoires « officielles ».

            Dans une longue introduction, Romain Bertrand rappelle comment, venus de la Nouvelle Espagne, à bord de la nef capitaine d’une flottille composée de deux galions et de deux pataches, trois hommes vont prendre possession de l’archipel, à « l’européenne », soit en parcourant un espace en bordure de mer, « en y brisant des branchages » et en établissant les actes officiels correspondants. Deux portent la bure, le troisième étant plus un scribe qu’un homme d’armes. Deux-cents soldats seulement. Quelques années après cette « conquête », Manille dévastée par un pirate chinois n’est qu’une petite communauté où chacun se connaît et dans d’autres îles, telle Cebu, quelques colons d’encomienda parfois riches, restent très liés aux gens de Manille et aux quelques ecclésiastiques locaux.

            Mais l’essentiel de cette introduction est constitué par le plaidoyer du croisement entre l’histoire officielle, de loin postérieure, et la « micro histoire », méritant une « égale dignité documentaire ».

            Le fait divers est relativement simple à résumer. Aux Philippines, occupées donc par les Espagnols depuis 1571, la rumeur publique, en 1577, tant espagnole qu’autochtone, soupçonne un enfant de 11 ans, Diego de Avila, né à Mexico, orphelin sous la tutelle d’un oncle prieur d’un couvent augustin d’avoir été ensorcelé par deux servantes indiennes, originaires de Cebu. Il est convoqué par le Gouverneur Sande agissant, sans véritable légitimité pour ce faire, comme représentant de l’Inquisition.

            En même temps sont convoquées et jugées les deux Indiennes de Cebu Inés Sinapas et Béatriz, peut-être simples guérisseuses indigènes, qui auraient ensorcelé l’enfant. En fait, il semblerait qu’elles se soient trompées dans leur « posologie », provoquant ainsi chez l’enfant qui ne souhaitait, semble-t-il, qu’un peu de commerce charnel, des hallucinations qui seront à la base de ses confessions au procès. La raison de celui-ci : dans ses visions, qu’il confesse apparemment sans difficulté, il prétend avoir vu le Gouverneur Sande dans des situations fâcheuses pour sa réputation. Or les rumeurs ont déjà véhiculé cette « information ». Homme de la Monarchie qui n’appartient pas au monde des conquistadors, Sande n’est pas totalement ignorant des procédures de l’Inquisition. Celle-ci exclut les mineurs de sa juridiction, il passe outre, sans en avoir reçu l’aval.

            L’enfant sera condamné à 11 ans de galère, ce qui équivaut à l’époque, pour un homme adulte, à une espérance de vie très limitée. En fait, il ira purger sa peine au Mexique et non sur la mer.

            Le premier chapitre de l’ouvrage, « Le rêve de l’enfant », est consacré à la narration de ce fait divers.

            Un second chapitre s’intéresse à « L’honneur du Gouverneur ». Sande fait partie de ces représentants de la monarchie plutôt hostiles au système de l’encomienda tel qu’il fut pratiqué aux débuts de la conquête. Rappelons au passage combien Las Casas l’a dénoncé. Mais il s’agit ici plus que de questions de principe, d’hostilité entre le Gouverneur et les quelques propriétaires d’encomiendas de la nouvelle colonie qui avaient contribué à répandre la désobligeante rumeur.

            Le troisième est consacré à « La vérité des Frères » : ils avaient reçu les aveux de l’enfant, les avaient enregistrés mais les avait mis sur le compte d’histoires… d’enfant). Sande les soupçonne d’avoir joué un grand rôle dans la diffusion de ladite rumeur. Suit une longue évocation des hésitations des quelques Frères augustins présents dans
l’archipel : doivent-ils convertir les indigènes ou en sont-ils à une étape vers la Chine ? Mais ils sont, quant au fond, très critiques sur les modalités de la conquête et sur la politique monarchique espagnole. Ils sont ici aussi hostiles à la personnalité même du gouverneur, trop imbu de lui-même et trop autoritaire.

             Le dernier chapitre s’intéresse au « Silence des Sorcières », pourtant bavardes sous la torture inquisitoriale mais dont rien dans les archives disponibles ne permet de connaître le  sort effectif : « On peut donc, en imagination, procurer deux fins parfaitement antithétiques à l’histoire des Sorcières – et la conclure soit par le gros plan de leur agonie sur le billot soit par le travelling de leur cavale dans les mangroves ». Qu’étaient donc ces « sorcières » ? Des guérisseuses indigènes mêlant à leurs connaissances des plantes des croyances relevant, comme dans bien d’autres régions du monde, de pratiques plus occultes ? Sous la torture, elles évoqueront des « sorcelleries » vraisemblablement soufflées par leurs bourreaux mais aussi des croyances relevant des traditions locales.

            « Combien de mondes s’entrecroisent-ils, combien de mondes s’entrechoquent-ils lors du procès de Diego de Àvila ? Cinq au bas mot », de celui du Gouverneur à celui des Indiennes en passant par les encomandieros, les soldats et le « petit polisson ».

            Ces mondes n’ont pas la même « épaisseur » et, mises à part quelques archives bien rares, sont difficiles à entrecroiser. Si le monde du Gouverneur est bien connu en général mais incomplètement dans le cas particulier, à plus fortes raisons les quatre autres. D’où le très grand intérêt de l’enquête minutieuse de Romain Bertrand dont l’ouvrage est doté d’un remarquable appareil critique.

            Le long remords de la Conquête, tel est le titre de l’ouvrage. Il pose question. Si l’enquête relève bien de l’histoire à parts égales, donc interconnectée, initiée par un précédent ouvrage et reflétant une inégalité de fait dans l’historiographie, on peut s’interroger sur la pertinence de ce long remords.

            Il est clair que dès le départ, et indépendamment de la période, les colonisateurs ont connu des contradictions et des polémiques internes qui se sont reflétées dans leur approche de l’Histoire. De tous temps, les « remords instantanés » ont été nombreux, qu’il s’agisse de la contestation même de la conquête coloniale ou de certains de ses aspects. Revoyons les deux phrases citées plus haut : « La Conquête fut d’emblée sa propre critique. Pour cela elle est notre remords. » « Il fallut apprendre à vivre dédoublé. Il fallut – c’est cela, notre héritage -  apprendre à vivre dans la mauvaise foi ».

            La très intéressante enquête dont il est ici rendu compte et que le lecteur ne perdra pas de temps en prenant connaissance ne semble pas très identifiée par ce titre. Critique et remords, contradictions et remords ne semblent pas être de même nature. Cette notation ne doit cependant pas détourner de la lecture l’amateur de faits divers significatifs au point qu’ils éclairent la « grande » Histoire.

                                                                                              


 
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