Voyage, vitesse et altérité selon Paul Morand et Nicolas Bouvier

Recension rédigée par Jean Martin


            Docteure en littérature française de l'Université de Toronto, Halia Koo a consacré sa thèse, soutenue en 1988, à une étude comparée des œuvres de Paul Morand et de Nicolas Bouvier, étude centrée sur les thèmes du voyage, de la vitesse et de l'altérité.

            Son projet était d'autant plus ambitieux que, si l'on excepte précisément le thème du voyage, les deux auteurs ne se présentaient guère d'affinité. Quarante et un ans les séparent, l'espace d'une grande génération. Morand avait l'âge de la Tour Eiffel (1888). Bouvier naquit en 1929, au milieu de l'entre-deux guerres. Et cette génération n'est pas anodine puisqu'elle fut marquée par les bouleversements du premier conflit mondial. Halia Koo ne s'est pas moins acquittée de sa tâche avec beaucoup de conscience et de discernement.

            Dès son premier chapitre, plaisamment intitulé " De Morand-express à Bouvier omnibus ", l'auteure observe justement que Morand et Bouvier avaient du voyage des conceptions différentes, voire opposées. Habitué, comme Valéry Larbaud, des Baedeker, des sleepings, des paquebots et des grands hôtels, le diplomate Morand était soucieux de la vitesse " enivré de vitesse " selon les termes du préfacier. (Le titre de cet ouvrage évoque d'ailleurs pour nous le tableau de Turner " Rain, steam and speed"). Le Suisse Bouvier arpentait le monde avec une sage lenteur de paysan vaudois, " trainard de nature ", que Ramuz et Gustave Roud eussent appréciée (et que Roud a probablement savourée). Foin des wagons-lits et des grands express! A l'opposé de Morand, ce produit de la bourgeoisie genevoise cultivée, qui avait étudié le sanskrit, se plaisait dans les tortillards poussifs qui s'arrêtent dans les toutes petites gares.

            Il prit plaisir à visiter les îles Aran dans le Connemara, où nous avons maintes fois séjourné bien avant lui. Il parcourut aussi la Corée, ce qui pourrait expliquer l'intérêt que l'auteure, probablement d'origine coréenne, lui a porté. Il était de l'espèce des bourlingueurs, un peu à la manière du Neuchâtelois Blaise Cendrars et peut-être plus encore à celle de Jacques Lacarrière. Morand avait mis trente jours pour atteindre Yokohama à bord du paquebot Majestic en 1925. Il fallut trois ans à Bouvier pour effectuer le voyage (1952-1955), après avoir fait en compagnie de son fidèle ami le dessinateur Thierry Vernet une bonne partie du chemin dans une Fiat à bout d'usure, et ce fut pour débarquer dans le port japonais, d'un cargo-mixte des Messageries, à bord duquel il s'était engagé à Colombo comme aide-coq (c'est à Ceylan que les deux amis s'étaient séparés au lendemain du mariage de Vernet). Il se trouvait alors dans le plus grand dénuement. Nous avons retenu l'heureuse
formule : " Lapauvreté aidant " (p. 95). La pauvreté du routard Bouvier contribuait à la lenteur de ses déplacements et ce faisant, l'aidait à comprendre le monde. Il avait en effet exercé en Iran, au Pakistan et en Inde à peu près tous les métiers honnêtes, dont celui de marchand de tableaux (vendant les œuvres de Vernet), de conférencier, de musicien dans des tavernes, de maître de langue française.

            Tandis que Morand connut assez tôt la célébrité littéraire, l'œuvre de Bouvier est longtemps restée très méconnue de ce côté-ci du Jura, mais ne pourrait-on faire cette remarque à propos de  tant d'écrivains suisses romands ? Qui connait ici les noms de Roud, de Pierre-Louis Matthey, d'Edmond Henri Crisinel ? Qui se souvient d'Edouard Rod ?

            On chercherait sans doute en vain chez l'auteur de L'usage du Monde, la folle ambiance que connut Morand dans les années d'après-guerre, au temps du Bœuf-sur-le-toit et des cubistes, de l'amitié de Cocteau, d'Henri de Régnier, de Claudel, de Proust et de Giraudoux. Pour cet habitué des soirées mondaines et des réceptions qui se prolongeaient jusqu'à l'aube livide, le monde n'était qu' « un immense bal masqué » (du moins l'écrivait-il à Jacques Chardonne) et le laisse-t-il entendre dans son œuvre : Rien que le Monde. Et ne disait-il pas de lui-même qu'il s'était faufilé entre des écrivains qui le prenaient pour un diplomate et des diplomates qui le prenaient pour un écrivain ? Ces conceptions différentes du voyage et de la vitesse ont engendré un regard différent sur l'Autre, ou pour emprunter le langage de Halia Koo, une autre vision de l'Altérité.

            Les deux voyageurs eurent malgré tout un point commun qui est la Suisse. Le premier par ce qu'il y fut ambassadeur pour le service de Vichy, avant d'y être réfugié politique (il y retrouva son ami Jean Jardin), le second par ce que ce pays est sa patrie et qu'il y resta toujours fort attaché. En 1958, cet ancien voyageur quasi chemineau devint le gendre du conseiller fédéral Max Petitpierre, qui fut deux fois président de la Confédération,  et le neveu par alliance de Denis de Rougemont. Une belle alliance. La petitesse de son pays, son plurilinguisme ont peut être été pour lui, comme pour beaucoup de ses compatriotes, une invitation au voyage.

            On trouve également chez l'un et chez l'autre le refus de l'exotisme. Mais si Morand dénonce l'exotisme littéraire dans lequel il ne voit qu'une « crasse », (p. 20), il nous semble assez peu convaincant sur ce point. En revanche, Bouvier nous dit expressément qu’" on ne voyage pas pour se garnir d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël "(pp .20 et 289).

            L'auteure observe justement que pour l'un comme pour l'autre, s'orienter, c'est chercher l'Orient (p. 264). En cela, ils vont à l'encontre des grandes migrations humaines, et des grandes explorations, presque toutes lancées à la poursuite du soleil. Cette recherche d'un « autre côté de la Terre »qui n'existe pas, du fait de la rotondité du globe, évoque la scène burlesque des " Copains " de Jules Romains  qui se sont donné rendez-vous devant la façade de l'Hôtel de Ville d'Ambert, un édifice circulaire !

            D’originales citations parsèment le texte, ouvrant autant de pistes à notre méditation.  Mentionnons Saint-Pol-Roux (p. 97) qui se trouvait si confortablement assis (sans doute dans un compartiment de chemin de fer) qu'il se demandait si ce n'est pas le paysage qui voyage[2], et Samuel Huntington (p. 171) selon qui la source principale des conflits dans le monde à venir serait d'ordre culturel et non pas idéologique ou économique.

            De la conclusion, on retiendra (p. 350) cette pensée prophétique de Morand extraite du recueil Papiers d'identité et réplique indirecte à Kipling (" East is East and West is West")
" Un jour viendra peut-être où il n'y aura même plus d'Orient et d'Occident mais une seule misérable nation terrestre". Pressentiment de la notion de mondialisation, de village planétaire ? Mais pourquoi serait-il voué à la misère ?

            Des heureuses trouvailles poétiques de Morand, de son dandysme, de ses plaisantes anecdotes de diplomate époux d'une princesse roumaine et introduit dans les  milieux les plus cosmopolites, on  retire l'impression qu'il était allé partout mais n'avait pas vu grand-chose en dehors des dos nus dans les brillantes réceptions sous les lustres à facettes des ambassades. Les « indigènes » ne l'intéressaient guère. De même, Louis Bromfield faisait grief à Kipling de n'avoir vu de l'Inde que les clubs de golf et les mess de garnison. En revanche Bouvier nous a laissé avec l'Usage du Monde et d'autres œuvres de moindre importance, outre l'admiration qu'inspire son immense érudition, un manifeste du voyageur digne de Montaigne ou de Le Clézio, qui pourra servir de viatique intellectuel à tous ceux qui, de nos jours comme dans les générations à venir, ayant entendu l'appel de la route, seront tentés de se lancer sur les chemins de l'aventure.

            On regrettera un recours quelque peu excessif à un langage technique voire ésotérique et un emploi qui nous semble abusif du terme de technologie là où celui de technique aurait fort bien convenu. Observons également que la « nomination » (de Morand) à l'Académie Française (p. 26) est une « élection ». De même il est fâcheux de lire p. 95 que Bouvier bat tous les records (de lenteur) y compris « ceux établis » par les voyageurs d'antan. Il eût été bon de rappeler à une doctorante en lettres que les pronoms démonstratifs ne doivent pas être suivis d'un adjectif ou d'un participe.

            S'il est hors de doute que Morand a comme beaucoup d'anciens vichystes, cherché à réécrire l'histoire de l'Occupation (p. 27) il n'est pas exact de parler de son rôle « dans » le gouvernement de Vichy. Il a été « au service » de ce régime comme haut fonctionnaire, mais n'a pas fait partie de ses instances gouvernementales.

            Une bibliographie détaillée et un index complètent heureusement cet ouvrage. On nous permettra d'être surpris de ne pas y trouver de référence à l'étonnant Raymond Roussel ni au poète Henri Jean-Marie Levet, le « doux Levet », qui fut diplomate comme Morand et mourut fort jeune…

                                                                                                           


[2] On pourrait lui répondre que les hommes se sont bien avant lui posé cette interrogation puisqu'ils croyaient à la course du soleil et voyaient leur planète comme le centre de l'univers. La révolution copernicienne fut mal accueillie.