Le moment américain du roman français (1945-1950)

Recension rédigée par Jean de La Guérivière


Les Classiques Garnier, depuis quelques années, ce ne sont plus seulement les rééditions des œuvres fondamentales des grandes littératures européennes avec un appareil critique signé par les meilleurs spécialistes sous la célèbre couverture jaune. Leur catalogue comprend aussi des essais relatifs à l’histoire et à la littérature. Ainsi, Anne Cadin, agrégée de lettres modernes, docteure en littérature française de l’université Paris-Sorbonne, vient-elle d’y publier une monumentale étude sur l’apport américain aux écrivains français après la Seconde Guerre mondiale.

Saluant un « scrupule d’érudition porté à un degré rarement atteint », Michel Murat, préfacier de l’ouvrage, le présente ainsi : « Comme les lignes de la Compagnie Générale Transatlantique sur lesquelles ont vogué le Normandie, puis le France, les relations intellectuelles et littéraires entre les États-Unis et la France sont faites d’aller-retours. Elles sont aussi nourries d’ambiguïté, entre la hantise d’une américanisation présentée comme le dernier stade d’une dégénérescence démocratique, et l’espoir d’une régénérescence par le nouveau monde des formes de la vieille Europe. »

Malgré les dates limitatives du sous-titre, l’étude de Mme Cadin commence avant la guerre de 40, puisque les œuvres majeures d’Hemingway, de Faulkner, de Steinbeck, et de Dos Passos avaient déjà été publiées en France, généralement chez Gallimard, traduites souvent par Maurice-Edgar Coindreau, dont l’auteure relate avec précision le rôle capital. Pendant l’Occupation, les traductions de l’anglais ou de l’américain eurent l’attrait du fruit défendu après qu’elles furent totalement interdites par les Allemands en 1942. Bien entendu, les ouvrages déjà mis en vente avant cette date circulèrent sous le manteau, souvent revendus au prix fort. Il y eut une littérature d’évasion presque au sens propre, littérature illustrée notamment par Ambre, tableau des débauches de la cour des Stuarts par Kathleen Winsor, et par Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, dont Gallimard, qui l’avait publié en 1939, réussit à sortir furtivement une réédition pour faire face à la demande. Les grands succès de la collection « Le Livre de poche » où tant de nous ont puisé leurs premières lectures de jeunes gens, ce furent aussi des best-sellers de l’Occupation !

Anne Cadin analyse longuement ce qu’elle appelle « la déferlante » de la deuxième moitié des années 40. La critique littéraire – par exemple quand elle analyse la « transposition avortée des apports américains » dans les romans de Sartre – se transforme en historienne lorsqu’elle situe les résistances à cette « déferlante » dans le contexte de la Guerre froide. Les perles de l’anti-américanisme primaire chez les communistes français ne surprennent pas. On est plus étonné par la virulence d’un Georges Duhamel dans sa dénonciation de la « colonisation des esprits » par l’Amérique. Dès 1930, Duhamel écrivait ceci dans Scènes de la vie future : « Tous les stigmates de cette civilisation dévorante, nous pourrons, avant vingt ans, les découvrir sur les membres de l’Europe. » Mme Cadin se garde de tout jugement politique dans son livre savant. Mais, tout de même, à la lumière de ce que l’Allemagne nazie réservait à l’Europe, la citation est cruelle !

Mme Cadin, indique son éditeur, « consacre en particulier ses recherches au roman policier et à ses auteurs oubliés ». De fait, son originalité est de porter un intérêt égal à la « grande littérature » et aux œuvres qui ont fait la célébrité de la Série Noire chez Gallimard. À ceux, nombreux, qui ne le savent pas, elle rappelle, par exemple, que James Hadley Chase, auteur de Pas d’orchidées pour Miss Blandish, s’appelait en réalité René Brabazon Raymond, Anglais né à Londres en 1906, n’ayant jamais mis les pieds aux États-Unis, mais imprégné de culture américaine par ses lectures de courtier en librairie. Peter Cheney, auteur de La Môme vert-de-gris, premier titre paru dans la Série Noire, était lui aussi un sujet britannique. Ces supercheries littéraires n’enlèvent rien au fait que la collection « remplit pleinement la fonction de pont entre les deux continents », écrit Mme Cadin qui en fait une éclatante démonstration.

C’est la loi du genre, cet ouvrage comporte une multitude de notes de bas de page qui en alourdissent la lecture, mais il nous épargne tout jargon universitaire. Malgré des passages par trop répétitifs, il a fait mon bonheur en me replongeant dans les années où la grande lecture des Français était celle de Sélection du Reader’s Digest, phénomène de société évidemment analysé par Anne Cadin.