Penser la Chine : interroger la philosophie avec François Jullien

Recension rédigée par Jean Nemo


            Un livre écrit par un philosophe à propos d’un autre philosophe, antérieur de presqu’une génération, et préfacé par un troisième philosophe à peine plus âgé. Écrit à propos de la Chine et, on peut à première vue l’imaginer, d’une Chine qui conduit à ce qu’on la pense. Mais penser ou  interroger la philosophie chinoise ou la philosophie tout court ? Et que signifie « penser la Chine » ? La penser si possible comme un Chinois en même temps philosophe, à défaut comme un philosophe tout court mais d’une autre culture ?

            Pour qui n’appartient pas au sérail, quelques mots de présentation de ces philosophes.

            François Jullien a donc interrogé la philosophie en pensant la Chine. Son abondante bibliographie et ses séjours en Extrême-Orient en témoignent. Dans son « Ouverture », Pascal David destine son propre ouvrage à deux sortes de lecteurs de son philosophe : l’occasionnel, qui découvrira en François Jullien un créateur de concepts novateurs, le connaisseur qui, depuis deux décennies, se précipite souvent chez l’éditeur, pour recevoir son dernier essai ou livre lesquels, réunis, forment un immense corpus, parce qu’écrits dans la durée à partir d’enrichissements et d’approfondissements permanents.

            Religieux dominicain, Pascal David « travaille sur la philosophie française contemporaine et sur les liens entre philosophie et spiritualité ». Sauf erreur, il n’est ni se veut sinisant ou spécialiste de la Chine ni de sa pensée. Il appartiendrait donc à la seconde catégorie de lecteur, celle qui est assidue des écrits de François Jullien et qui y trouve des réponses ou des éléments de réponse à ses propres questionnements philosophiques. S’il n’est pas sinisant, sa fréquentation de François Jullien en fait un bon connaisseur de la pensée chinoise.

            Le préfacier, Daniel Bougnoux, est plutôt un spécialiste d’Aragon, de l’information et de la communication. Il a cependant participé à des colloques organisés autour de l’œuvre de François Jullien.

            Soit deux lecteurs assidus de ce dernier qui ne sont pas penseurs de la Chine, encore moins sinisants. Pascal David dit d’ailleurs que ce ne lui est pas nécessaire tant ses messages sont éclairants. On peut donc avec vraisemblance supposer qu’à travers le seul véritable sinisant du trio, ils cherchent à mieux comprendre les apports de leur « héros » (ou de leur « héraut » ?) à la philosophie universelle. Mais laquelle ? Et comment ? Ou plutôt, l’ « universalité » posant problème, comme on le verra, à la nécessaire pluralité des philosophies ou plutôt des « pensées » ?

Ceci appelle quelques considérations sur le parcours de François Jullien. Car c’est bien de lui que l’on attend assistance pour « interroger la philosophie ». Surtout si l’on appartient à la première catégorie de lecteurs définie par Pascal David, les « occasionnels », tel l’auteur de la présente note.

            Élève de Normale Sup Ulm, agrégé, plutôt intéressé par la philosophie grecque au départ, il se rend compte de ce qu’il est sans doute trop familier de cette Grèce antique et philosophe, de par sa culture et sa langue, pour bien en comprendre les fondamentaux qui pourtant semblent aller de soi. Il décide alors de tenter de l’investir de l’extérieur, d’un regard « autre ». D’où le choix de « rentrer » dans un autre monde linguistique et philosophique, celui de la civilisation chinoise, aussi ancien que le monde biblique, grec antique méditerranéen et proche oriental, puis de là « revenir » à la Grèce et plus généralement à ses héritiers, tels qu’ils se présentent deux millénaires ou un peu plus après. D’où également la mise à l’écart du « monde indo-européen », ce qui le conduira à ne pas retenir, pour se dépayser, l’Inde et son héritage sanscrit. Non plus le monde musulman en raison de sa parenté monothéiste avec les mondes chrétien et juif, et de son influence ancienne sur la transmission de l’héritage grec antique.

            Il s’immerge donc en Chine, à l’un des moments les plus dramatiques de son histoire récente, les dernières années de la « révolution culturelle » et de son « Petit Livre rouge ». Il étudie à Pékin et Shanghai, devient responsable de l'antenne française de sinologie à
Hong-Kong, fait un séjour au Japon, de retour en France devient docteur en études
extrême-orientales. Par la suite, il sera président du Collège international de philosophie, président de l'Association française des études chinoises. Il occupe la chaire sur l’altérité à la Fondation Maison des sciences de l’homme. On notera également que ses ouvrages ou ses positions philosophiques ont fait et font encore l’objet d’un certain nombre de colloques.

            Pascal David tente donc de restituer le sens de ce parcours, les leçons que François Jullien en a tirées et ce en quoi il « interroge » la philosophie d’aujourd’hui, ce qu’il lui apporte. Nous distinguerons pour ce faire deux approches complémentaires : celle de l’ouvrage sous revue mais aussi, au moins brièvement, celle exprimée à travers ses livres, articles, essais, entretiens par le « héros » lui-même.

            D’entrée de jeu, dans son « Ouverture », Pascal David écrit « Ce livre se donne pour ambition…d’interroger les partis-pris de la pensée européenne, d’ouvrir de nouveaux possibles pour continuer à penser et à vivre… ». Il invite donc le lecteur à pénétrer avec lui dans le chantier ouvert depuis longtemps et toujours en cours par François Jullien, de le suivre pas à pas dans l’analyse et, in fine, d’entamer un dialogue, d’envisager des pistes de recherche.

            Le terme « parti-pris » est tout sauf neutre. Il annonce la mise en cause, entre autres, d’un élément essentiel de cette pensée européenne : sa prétention à l’universel et le seul possible.L’on comprend alors en quoi la lecture et l’analyse de François Jullien sont au moins utiles : il personnifie celui par qui le scandale arrive, qui a démontré par son parcours et sa pénétration d’une autre sphère de civilisation que d’autres types d’ « universels » existaient et qu’ils permettaient un regard extérieur et critique sur « notre universel ».

            Le premier chapitre explique le pourquoi et le comment, la « stratégie » de la pérégrination transculturelle. Il y est fait appel aux grands anciens et autorités des commentaires et de la compréhension des savoirs, grec et chinois. Mais aussi de la nécessité de bien comprendre que les langues et les cultures véhiculent des « impensés » que par définition l’on ne peut « penser », c’est-à-dire saisir. Il faut se placer « à l’extérieur ». «…Passer par la Chine permet de revenir sur cet impensé… ». Suivent les raisons qui conduisent à ce choix de la Chine : l’ancienneté et l’œuvre écrite, peinte, des écrivains et artistes chinois sont aussi diversifiées et accessibles à tous, elle autorise la comparaison car elle a philosophé, écrit et peint ou sculpté depuis aussi longtemps que l’Occident actuel, lointain héritier de la Grèce et de la Bible. Ce, de façon bien plus systématique que d’autres cultures qui relèvent traditionnellement de l’anthropologie et qui ne permettent pas un regard aussi éloigné dans le temps passé, qui n’ont pas produit un tel ensemble d’œuvres de toutes natures, philosophiques en particulier. Du reste, les diverses disciplines de l’anthropologie classent, comparent mais ne partagent pas les approches fondamentales de la philosophie.

            Et de faire appel à Hérodote (le « barbarophile », selon Plutarque) qui lui aussi alla « voir ailleurs »  et interrogea d’autres mondes, croyances, philosophies… « Mais la philosophie, depuis, constate Jullien, a renié cette origine… ». Entendez la philosophie occidentale et ses racines anciennes qui n’ont plus accepté de se confronter ou de dialoguer avec d’autres pensées philosophiques dès lors qu’elle supposait explicitement ou implicitement avoir atteint « l’universel », et le seul possible.

            Ici une incidente hors propos ou à propos (on le verra plus bas) et sans doute un peu longue. François Jullien n’est certes pas le premier sinisant à dresser le constat du rôle de la langue chinoise et de sa construction dans l’analyse de la civilisation chinoise ou d’inspiration chinoise. Il n’est pas non plus le premier à faire de la langue un héritage ancestral, porteur en soi d’une compréhension du monde liée aux concepts véhiculés par le vocabulaire et la syntaxe. Au sein même des langues indo-européennes il n’a jamais manqué de linguistes pour proclamer la transmission ancestrale des concepts impliqués dans la façon de les exprimer et en tirer soit les bases d’une excellence de leur propre langue, au point parfois de la proclamer la plus essentielle à la compréhension du monde, voire la plus naturellement universelle. Ou, à l’inverse, s’agissant de langues dites minoritaires et condamnées à disparaître, parfois de force, de leurs linguistes ou de leurs locuteurs clamant au nom d’une certaine identité le droit à la survie, pour sauver à la fois la linguo diversité et surtout des façons de penser et de comprendre ou d’interpréter le monde. Car elles sont tout aussi dignes de se représenter le monde, un monde, que les langues dominantes à prétention universelle. Et à travers lesquelles s’exprime cette philosophie dominatrice.

            S’appuyant sur l’œuvre de Wang Fuzhi (XVIIe siècle) qui opéra une sorte de synthèse historique des pensées chinoises depuis les origines, François Jullien procède dans le temps et en quelques livres d’étapes à l’interrogation de la pensée chinoise « à partir »de la philosophie européenne. Ce, en vue d’ « introduire le lecteur à l’intelligibilité de la pensée chinoise » qui à la différence fondamentale de la pensée européenne constate le réel en tant que « processus », conçoit le monde comme un « dispositif », soit un « procès » ou création continue alors qu’en Occident l’on raisonne en termes de « Création » ou de passage du « non-être à l’être ». En d’autres termes, il démonte les mécanismes de la pensée des uns et des autres, sans établir a priori de hiérarchie ou de jugement de valeur mais en démontrant que les démarches intellectuelles ou philosophiques dépendent fondamentalement de la construction de la langue. Laquelle conduit les Chinois à « penser en dehors de « l’être », et dans la dynamique du « procès ». Alors que dans la philosophie occidentale la construction des langues conduit à deux plans de réalité : celui de l’être qui, tout d’abord sort du « non-être » et celui de son devenir.

            « En huit autres chapitres, à la fois thématiques et chronologiques, Pascal David compare les « stratégies du sens », celui de la sagesse dans la Grèce antique et en Chine.

            En Chine, le sage « est sans idée », il cultive par exemple la « fadeur », alors que le Grec, Aristote ou Platon voient et inventent une métaphysique, laquelle consiste également à s’interroger non pas sur la beauté de tel ou tel chose ou concept, mais sur ce qu’est le beau. Comprendre la différence entre l’objet et son idée est le propre de la philosophie héritée des Grecs. Penser que « parler va sans dire », soit ne pas opposer la chose et son idée ou idéal, telle serait la démarche permettant de comprendre la pensée chinoise. Et, par voie de conséquence, de comprendre par là même à quelle sorte d’ « impensé » répond l’ « Idéal » de la philosophie grecque mais aussi en quoi cet « Idéal » a conduit à une notion de « vérité » bien éloignée du « vivre » chinois.

            Dans un compte-rendu nécessairement bref, pour ne pas lasser le lecteur ou ne pas plagier Pascal David, on se contentera d’indiquer qu’après ces premiers chapitres qui rappellent les motivations, la démarche et la stratégie de François Jullien, retracées dans ses premiers écrits, les chapitres suivants les poursuivent à la fois dans le temps et en fonction de quelques thématiques : notamment à l’occasion de l’ouvrage De l’universel (2008), l’un des plus connus et les plus marquants.

            Ici apparaissent des notions qui posent questions fondamentales, au moins aux yeux de Pascal David et sans doute de la plupart des lecteurs. Trois notions ne peuvent plus être confondues, elles sont la clé de tout dialogue : « l’universel, l’uniforme, le commun ». Pour s’exprimer de façon sans doute un peu trop lapidaire, le terme du milieu s’applique à Harry Potter, aux jeans, aux smartphones, lorsque les frontières de civilisations ou de cultures s’effacent ; le dernier terme « est un concept politique…ce à quoi on a part ou auquel on prend part », concept éminemment européen mais qui peut se retrouver dans la pensée chinoise sous d’autres formulations, comme dans d’autres cultures.

            L’exigence d’ « universalité » ne se retrouve pas ailleurs que dans une pensée européenne héritière des Grecs. Les lois de la nature y répondent notamment dans le domaine des sciences, mais qu’en est-il de la philosophie, de l’éthique ? Un exemple proposé (pp. 132-133) retiendra particulièrement le lecteur, voire l’interpellera : celui des droits de l’homme. «L’universel n’est donc pas le constat d’une généralité empirique et comparative, mais il a le sens d’un devoir être, d’une exigence… ». Ces droits de l’homme sont donc « une invention singulière, un segment de l’histoire européenne… ». Invention que n’a produit  aucune autre « pensée », notamment la chinoise. Laquelle « peut parler sans dire…sans l’exigence d’un sens et l’horizon de la vérité ». Imposer donc, dans un dialogue entre pensées, une universalité quasi métaphysique, par conséquent dominante, c’est imposer à l’autre pensée un élément dominateur mais « déjà trop pris dans les plis de la pensée européenne ».

            Une autre citation permettra de résumer le sens du parcours de François Jullien tel que restitué par Pascal David (p. 220) : « L’une des préoccupations de Jullien est de faire entrer dans la pensée, dans les pensées (les langues, les cultures) et dans leurs prénotions, implicites, autrement dit cet impensé à partir de quoi nous pensons et que par là même nous ne pensons pas à penser, pour retrouver prise sur notre pensée et ouvrir de nouveaux possibles ».

            Dans l’un des nombreux entretiens accordés par François Jullien, celui ici commenté, datant de 1998, le philosophe s’est exprimé de façon explicite : il confirme ce que dira plus tard Pascal David, les raisons de son expatriation de pensée et le choix de la Chine (il rappelle au passage qu’il a de prestigieux prédécesseurs, tel Pascal), sa recherche d’autres « intelligibilités », c’est-à-dire de « cohérences de pensée » (et non pas de « Vérité »), sa constatation de ce que la pensée chinoise – donc aussi d’autres « pensées » – est capable d’abstractions qui ont sens, mais peu capable de « métaphysique » au sens occidental du terme… Jusqu’à affirmer qu’il a toujours trouvé fascinante la philosophie occidentale mais encore plus depuis qu’il a pu la contempler de l’extérieur, depuis la pensée chinoise. Et dire, dans le même temps, qu’ « un sage est sans idée », parce que l’idée est parti-pris. Autre notation qui porte à réflexion, la Chine a su penser le pouvoir mais pas la « résistance au pouvoir ». Enfin, pour résumer quitte à être trop sommaire, il ne croit pas à une position qui serait de surplomb, il n’est pas un missionnaire des XVIIe –XVIIIe siècles, il croit que la connaissance depuis l’extérieur de son propre monde philosophique est indispensable pour mieux comprendre celui-ci. Il reste d’abord un Grec, mais un Grec qui a su voyager.

            Revenons à l’ouvrage sous revue. Dans sa note de conclusion, Pascal David traite du « Moment présent en philosophie » puis propose d’ « entrer dans la pensée de François Jullien », probable clin d’œil à l’entrée dans la pensée chinoise.

            Il note tout d’abord que François Jullien ne renie aucun de ses prédécesseurs, sinisants et/ou philosophes. Mais il représente une étape actuelle de la réflexion philosophique, « s’écarter de soi et décoïncider d’avec soi, demeurer disponible ». Pour accéder à l’intelligibilité de notre pensée européenne.

            Il conclut en écrivant « L’œuvre encore en chantier de François Jullien entre dorénavant dans la « seule histoire possible, celle de ses lecteurs, celle des hommes vivants qu’elle nourrit » ».

            Pour le lecteur qui n’est pas du sérail, si l’ouvrage pose beaucoup de questions et en propose des réponses, il invite également à un dialogue intellectuel fort intéressant. Il est probable que pour le lecteur appartenant audit sérail, celui qui a consacré et continue de consacrer sa vie à la philosophie, il suscite des contradictions, voire des polémiques savantes (il semble qu’il n’en ait pas manqué..). N’étant pas du sérail, le signataire de la présente note se contentera de dire qu’il a pris grand intérêt à suivre ce parcours, notant au passage qu’il rejoint celui de beaucoup d’autres disciplines des sciences humaines, une certaine remise en cause d’un eurocentrisme ou d’un « occidentalo centrisme », sans pour autant renier les valeurs de ces « centrismes ». Mettre sur pied d’égalité les cultures ne conduit pas à les nier ni à contester ces valeurs mais à mieux les comprendre, les situer.

            Précisons pour terminer des points d’importance pour bien comprendre François Jullien, qui transparaissent mais de façon diffuse dans l’ouvrage de Pascal David : il ne pense pas la Chine en Grec ni la Grèce en Chinois. Contrairement à certains prédécesseurs des années plus anciennes, son « impensé » n’a rien à voir avec celui des psychanalystes, procureurs de l’ego caché, ou des marxistes, procureurs d’une pensée « bourgeoise ». « J’appelle « impensé » ce à partir de quoi nous pensons et que, par là même, nous ne pensons pas ». Il est bon de savoir quel est cet « impensé » pour mieux le comprendre et par conséquent…apprendre à le penser.

            Le signataire aura pris suffisamment d’intérêt à cette sorte de biographie philosophique pour avoir à son tour été feuilleté ou plus que feuilleter les écrits de François Jullien.                                                                                                              



 
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