Le juge administratif et les libertés publiques en droits libanais et français

Recension rédigée par Jean-Marie Breton


            Le juriste français ne peut pas ne pas être interpelé par un travail universitaire portant sur la fonction de gardien des libertés publiques qui est aujourd’hui celle du juge administratif, dans la tradition française et dans la continuité de sa jurisprudence, a fortiori lorsque celle-ci est mise en perspective avec celle d’homologues étrangers et évaluée à l’aune des enseignements d’une démarche comparative portant sur un droit dont il a largement inspiré la double dimension juridictionnelle et jurisprudentielle.

            Le présent ouvrage s’inscrit dans cet esprit et dans cette perspective, issu d’une thèse rédigée sur le thème éponyme par un chercheur libanais tirant sa réflexion de ses expériences conjointes et complémentaires de juge au Conseil d’Etat, de haut fonctionnaire auprès de la présidence de la République, et d’enseignant au sein de l’Ecole nationale d’administration.

            Il balaie largement, ce faisant, le champ de compétences et l’étendue comme la portée des interventions du juge administratif dans le domaine considéré, sachant que traditionnellement, voire constitutionnellement comme c’est le cas en France, le juge judiciaire est formellement érigé en gardien des libertés publiques. Le juge administratif français a toutefois entendu pour sa part ne pas lui laisser le monopole de cette responsabilité et a progressivement accrédité et imposé, au fil du temps, sa vocation à assurerlui également cette fonction, via notamment le contrôle de légalité des actes de l’administration, largo sensu, et à travers une démarche prétorienne construite et étayée tout au long du XXe siècle. Celle-ci a revêtu valeur de modèle pour nombre de juridictions étrangères s’inscrivant dans la tradition sinon dans la mouvance du droit administratif français.

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            Le propos de l’auteur est à cet égard dépourvu d’équivoque. Il souligne en effet à juste titre, dans le résumé de sa thèse, que « la première institution à garantir les libertés publiques contre l’administration est le juge administratif, son juge ordinaire ». Celui-ci n’hésite pas à utiliser fréquemment et chaque fois que de besoin « les instruments dont il dispose pour protéger les libertés publiques contre les atteintes qui leur sont portées par l’administration ». Thématique certes particulièrement « ample », comme le souligne le professeur Marcel-René Tercinet, directeur de ladite thèse qui, pour ne pas être inédite, n’en est pas moins largement renouvelée par l’auteur à travers l’approche « originale et souvent audacieuse » qui a servi de base à son analyse et conduit sa réflexion.

            Les enseignements de sa recherche, qui vient enrichir les études de droit comparé entre les pratiques juridictionnelles française et libanaise, sont fondés sur la considération que le juge libanais est enclin à privilégier avec constance une interprétation favorable à l’exercice des libertés publiques, à travers la quête d’un compromis équilibré entre l’ordre public et les libertés. Il est entend démontrer, jurisprudence à l’appui, que l’idée d’ordre public n’est en rien antinomique de leur exercice, a fortiori préjudiciable à celui-ci, dès lors que cet ordre public tend à s’imposer comme « la condition indispensable d’un usage concret et authentique » de ces libertés.

            Dépassant une vision conceptuelle réduite à une théorisation ex-cathedra, Y. Kerkatly a eu le souci d’analyser et de mettre en parallèle les deux jurisprudences nationales, afin d’en souligner les éléments de rapprochement, parfois de convergence. Ceux-ci procèdent d’un volontarisme similaire des juges français et libanais, à travers une reconnaissance des libertés publiques et une garantie de leur protection dument appréhendées comme des composantes essentielles de l’Etat de droit. Ce, sans préjudice de certaines divergences aussi logiques que naturelles, en raison à la fois de la mise en perspective des éléments de spécificité des contextes  dans lesquels s’exerce respectivement la fonction des deux juges, et des attitudes respectives du justiciable et du juge. Ceci tient à un environnement où la pratique du contentieux - inhérente à une tradition juridique séculaire dans un cas et plus récente dans l’autre - à l’endroit de l’administration et de l’Etat en particulier, n’est dépourvue ni de quelque « frilosité » de la part des justiciables, ni d’une certaine « réserve » de celle du juge. Est alors par là pertinemment ramenée à ses justes proportions la portée d’un mimétisme qui, en ce domaine plus encore que dans d’autres, ne saurait être systématique.

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            L’étude est conduite suivant une méthode aussi classique que rigoureuse, s’articulant successivement sur « la prise en compte de l’exigence des libertés publiques par le juge dans son office », et « l’adaptation par le juge administratif aux libertés publiques des mécanismes de droit public ». La première démarche se vérifie aussi bien dans la mise en oeuvre des règles de fond, que dans l’utilisation des procédures juridictionnelles. La seconde part de la nécessaire soumission aux libertés publiques des activités de l’administration par le contrôle du juge, pour justifier l’effectivité de leur protection via la mise en jeu de la responsabilité administrative, au-delà du seul contrôle strict de légalité susmentionné. Au Liban comme en France, en effet, le juge administratif, dont l’office s’est progressivement imposé au titre de la logique intrinsèque de la dualité de juridictions, exerce envers l’administration une double fonction permissive et limitative, qui légitime son existence comme son action.

            La question sous-jacente et omniprésente de l’étude des relations, complexes et contrastées, de l’administration et de « son » juge, pose des problèmes de compétences, en même temps qu’elle soulève, en amont, des interrogations sinon suscite des débats sur la raison d’être du juge administratif. Comme le juge judiciaire, dont il s’est progressivement détaché, celui-ci s’inscrit dans la mise en œuvre et la valorisation d’une fonction de contrôle qui s’avère de plus en plus indispensable dans l’Etat moderne, face aux dérives et abus toujours possibles, sinon parfois fréquents, de l’administration tant centrale que locale.

            La reconnaissance et le développement de cette fonction, selon un auteur contemporain[2], tendrait alors utilement sinon impérativement, au regard des mutations qui affectent les sociétés et, partant, leur gouvernance, à substituer, au sein de l’Etat, à la distinction ternaire des pouvoirs, chère à Montesquieu, une nouvelle classification quaternaire des fonctions, parmi lesquelles celle de contrôle revêtirait désormais une importance déterminante face aux fonctions législative, exécutive et judiciaires.

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            On ne saurait, dans la cadre d’une recension aussi brève, ni épuiser la diversité des questions posées par le thème traité, ni rendre compte de la richesse des analyses, des réflexions, des constats et des conclusions dont on est redevable à l’auteur de ce travail aussi séduisant qu’enrichissant.

            On lui saura gré d’en avoir donné une vision et une lecture à la fois claires, raisonnées et convaincantes, au profit d’une meilleure connaissance des relations entre nos systèmes respectifs de droit et de leur fécondation mutuelle, dans la perspective du renforcement des libertés publiques pour le plus grand profit l’administration et des citoyens, composantes fondamentales de droits de l’Homme aujourd’hui encore - sinon plus que jamais dans certains pays - trop souvent attaqués et méconnus.

                                                                                                         


[2]A. Shonfield, Le capitalisme ďaujourďhui, Gallimard, 1967