Devenir Japonais : la mission jésuite au Japon, 1549-1614

Recension rédigée par Frédéric Girard


            Le présent ouvrage reprend de façon différente un sujet déjà abordé par plusieurs auteurs, dont Léon Bourdon dans son volumineux ouvrage, La Compagnie de Jésus et le Japon, Paris Lisbonne, Centre Calouste Gubelkian, 1993, qui partait uniquement des sources européennes pour décrire la situation des jésuites au Japon à leur tout débuts jusqu’en 1570 et abordait les questions de façon chronologique et positive. La tâche est difficile : elle demande des compétences multiples dans l’histoire européenne, orientale et japonaise, dans l’histoire des idées philosophiques, religieuses et juridiques ainsi que dans plusieurs langues de départ et d’accueil. Qui aujourd’hui peut prétendre à cette omni compétence ? On apprécie d’emblée chez Madame Vu Thanh une humilité qui devient mère de ses talents déjà multiples. Elle est partie des sources occidentales et a une compréhension approfondie de la mentalité japonaise. Elle adopte une approche délibérément globale et synthétique de la mission jésuite au Japon  du point de vue de l’anthropologie culturelle et religieuse, et met en évidence, en préambule, les bases de l’évangélisation jésuite telles qu’elles ont été structurellement élaborées en Europe à la suite du Concile de Trente. Le résultat en est une lecture renouvelée de la matière ainsi que le souligne le préfacier Alain Tallon qui a été le directeur de sa thèse dont cette publication condense l’essentiel.

            La pauvreté des sources japonaises sur le sujet, due à leur destruction massive à la suite des persécutions successives durant la première moitié du XVIIe siècle, contraint à partir des rapports des missionnaires qui ont ensuite fait l’objet de synthèses historiques. Jusqu’à quel point peut-on les utiliser comme des matériaux fiables ? Le cannibalisme des religieux pratiquants réputés guerriers dans les montagnes n’a été observé de visu par personne et est le produit d’une rhétorique, ainsi que l’a montré Francisco Bhetencourt mais les pratiques de repentirs publics par ces mêmes religieux semblent avérées. Si tout matériau doit être passé au crible de la critique historique, l’auteur semble avoir été à la hauteur de ce travail sur ce point : elle fait un va-et-vient constant entre les registres européen et japonais tout au long de son ouvrage.

            L’auteur envisage tout d’abord (Chapitre I) la mission jésuite au Japon du point de vue de ce qu’elle appelle la mondialisation ibérique, en envisageant la volonté portugaise, espagnole et italienne de s’adapter au mieux au terreau japonais à travers tout d’abord les gouvernants provinciaux (daimyō).

            Elle décrit ensuite (Chapitre II) les difficultés considérables que la mission a rencontrées dans son projet pédagogique et évangélique au milieu d’incessantes guerres civiles opposant des chefs de clans. L’unification finale du pays et l’instauration de la Pax Tokugawa n’a en rien mis fin à l’instabilité des structures missionnaires qui, au contraire, ont dû subir des persécutions de plus en plus intenses, au point de mettre fin à l’évangélisation active du pays.

            Elle s’efforce (Chapitre III) ensuite de définir le rôle des missionnaires dans leur politique éducative dont la finalité était de former un clergé japonais destiné à prendre le relai de l’évangélisation, une fois que les Européens auront quitté le sol japonais, ainsi que le Visiteur Valignano l’avait défini. Dans ce travail de définition d’une identité géographique, les jésuites ont été sensibles aux disparités entre Japonais et Européens.

            A ce point précis, l’auteur met l’accent sur le rôle primordial dévolu aux laïcs dans la diffusion de la foi (Chapitre IV), et dépeint les particularités de leur dévotion dans des pages fort vivantes.

            Elle décrit ensuite les procédés de conversions et d’édifications mis en place par les missionnaires (Chapitre V), à travers l’impression d’ouvrages originaux ou de traductions, tout en soulignant les problèmes soulevés par les traductions de termes chrétiens dans une langue d’arrivée revêche à des notions théologiques et philosophiques qui ont une longue tradition.

            Un chapitre est consacré à la vie des communautés chrétiennes (Chapitre VI), à leur liturgie ainsi qu’au sens des sacrements. Elle s’efforce de définir la place que ces communautés étaient censées et voulaient occuper au milieu d’ensembles religieux bouddhistes et shintō fortement structurés au Japon sous la tutelle de l’Etat et des pouvoirs provinciaux.

            L’auteur souligne les difficultés rencontrées par l’accommodation voulue (aggiornamento) des chrétiens (Chapitre VII), en prenant l’exemple du mariage qui n’a jamais été intégré parmi les coutumes japonaises.

            Elle montre comment la mission a cherché à contrer les résistances du bouddhisme à cette accommodation et inculturation (Chapitre VIII) en diffusant la culture européenne sur une grande échelle.

            Un chapitre (Chapitre IX) est consacré aux représentations du Japon tantôt laudatives tantôt critiques, afin de repenser les fondements de la pastorale.

            Les jésuites ont visé à « devenir Japonais ». C’est ce but second qui est à l’origine de l’histoire complexe et finalement torturée de cette mission jésuite dont le but premier est bien entendu la conversion d’une population que l’on voulait voir livrée à ses propres destinées :
« créer une chrétienté locale » et non pas « un christianisme japonais ». Confectionner « un bon chrétien » qui soit au fait de la doctrine, qui puisse faire fi de ses usages devant les exigences des commandements moraux de sa nouvelle foi et qui soit en mesure de s’opposer à des non chrétiens, tel est le but final de l’évangélisation. La ville de Nagasaki est devenue emblématique de la mission au point qu’on a pu la décrire comme la troisième capitale du Japon, mais elle n’a pas réussi à devenir le point de départ de l’implantation de la culture européenne chrétienne, comme le voulaient les jésuites. Leurs souhaits ont été déjoués et trahis. L’auteur laisse le soin à d’autre de conter l’histoire de pratiques déviantes qui ont subsisté après le départ des Européens du Japon, tâche bien lourde s’il en est.

            Un glossaire de termes japonais, les biographies de 53 personnages, un index de noms de personnes ainsi que de toponymes, une liste des cartes, illustrations et tableaux, une bibliographie dont l’abondance n’est peut-être pas justifiée, viennent clore cet ouvrage. Des listes de convertis japonais, des tableaux sur la formation dans les séminaires, des listes de prières établies par le spécialiste bien connu Lopes-Gay, des diagrammes sur les capacités linguistiques des Japonais sont utiles mais on se demande parfois comment on peut mesurer une compétence en pourcentage avec précision. On remarquera une utile édition des « Règlements » de Valignano et Pasio datant de 1612 en annexe.

            L’ouvrage est rédigé dans un style simple, clair et agréable, obéissant à un plan strict et selon le déroulement d’arguments qui s’enchaînent de manière suivie. Sa lecture agréable est à conseiller pour qui veut avoir une connaissance honnête et riche des problèmes de l’évangélisation au cours du Siècle Chrétien, à partir de matériaux fiables et selon une méthode éprouvée. Le dépouillement de nombreuses sources, leur utilisation à propos ainsi que les mises en perspectives tiennent la curiosité du lecteur en haleine. On restera néanmoins un peu sur sa faim s’agissant de connaître de façon approfondie le point de vue japonais contemporain des missions.                                                                                                     

 



 
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