Guerres mystiques en Côte d'Ivoire : religion, patriotisme et violence, 2002-2013

Recension rédigée par Jean Martin


            Maître de conférences en histoire et en anthropologie à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Marie Miran-Guyon s'est spécialisée dans l'étude des phénomènes religieux en Afrique Occidentale avec un intérêt particulier pour la Côte d'Ivoire, pays où elle a fait de fréquents séjours. Elle est l'auteur d'un ouvrage remarqué consacré à l'expansion de l'islam dans ce pays Islam, histoire et modernité en Côte d'Ivoire, Karthala 2006. Elle a enseigné un temps à l'Université Alassane Ouattara en Côte d'Ivoire.

            Dans le présent ouvrage, Marie Miran-Guyon s'est donnée pour but d'étudier les intrications entre le politique et le religieux en Côte d'Ivoire à partir de la première crise de 2002 jusqu'au lendemain de l'après crise de 2010-2011. Cette période de près d'une décennie fut marquée par des conflits d'une violence sans précédent entrecoupés de périodes de répit tout relatif. Les paroles de l'hymne national, « L'Abidjanaise » célébrant le pays de la fraternité et de l'hospitalité, ne furent sans doute jamais plus bafouées et tournées en dérision. Le pays se trouva désuni, son territoire divisé, sa population déchirée. Un des informateurs de l'auteure déclarait : « Nous avons tous cotisé pour foutre ce pays en l'air et chacun a apporté, avec beaucoup de générosité, sa contribution pour accélérer sa décomposition ». Et un autre de renchérir : « C'est nous, Ivoiriens, qui avons tué d'autres Ivoiriens, c'est nous qui avons payé des mercenaires pour nous aider à nous tuer. Il faut assumer notre histoire » (pp. 35-36).

            Ces conflits ont trop souvent été interprétés en termes de guerres de religion, opposant en gros musulmans du nord et chrétiens du sud avec évidemment quelques exceptions, certains chrétiens faisant cause commune avec les musulmans et certains musulmans se montrant solidaires des chrétiens « sudistes ». Il était tentant d'en tirer des conclusions proches des thèses d'Huntington sur la fracture des civilisations. Marie Miran-Guyon rejette avec force ce schéma réducteur : si la religion a pu être occasionnellement, et même fréquemment, invoquée, voire instrumentalisée par les belligérants auxquels il arrivait de faire divers emprunts au langage et aux imaginaires religieux, il s'agissait avant tout, nous dit-elle, d'une guerre pour l'argent, le pouvoir, la vindicte et la jouissance (p. 36).

            L'ouvrage est divisé en trois chapitres dont le premier, intitulé: « L'insolence d'une quasi guerre, 2002-2007 » relate comment, dans la nuit du 19 septembre 2002, des bandes armées de mutins et de mercenaires se lancèrent à l'assaut de plusieurs casernes : ils s'emparèrent de celles de Korhogo et de Bouaké mais échouèrent à Abidjan où la situation devint tragique: Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara ne durent leur salut qu'au personnel des ambassades où ils purent trouver refuge. La Côte d'Ivoire allait se trouver dès lors plongée dans un état de guerre civile inavoué, ponctué de réconciliations spectaculaires mais trop souvent sans lendemain.

            Si les musulmans ne furent pas, tant s'en faut, les seules victimes de violences, ils furent du moins les seuls, dans les villes du sud, à subir des persécutions organisées de la part des membres des services officiels de sécurité, des milices et des sympathisants du régime de Gbagbo. A Abidjan, le quartier d'Abobo, à fort peuplement nordiste, ce qui lui valait le surnom de « Bagdad-City », fut le théâtre de scènes atroces : victimes de l'équation musulman=dioula=nordiste=sahélien=étranger, les habitants cherchaient à dissimuler leur appartenance à l'islam, renonçaient au port du boubou ou du voile pour les femmes, et sortaient le moins possible de chez eux. Plusieurs imams furent assassinés. Le conseil supérieur des imams (COSIM) et le conseil national islamique (CNI) firent de louables efforts en vue du rétablissement de la paix. La haute figure du Cheikh Aboubakar Fofana, président du COSIM est évoquée p. 157.

            Il serait loisible de penser que l'église catholique, plus structurée que bien d'autres communautés religieuses, a pu garder une attitude univoque devant cette tragédie, or l'auteure nous apprend (pages  228-237) qu'il n'en a rien été, bien que l'épiscopat, la majeure partie du clergé et des fidèles aient pris position en faveur de Gbagbo. Le vieux  cardinal Bernard Agré, multiplia les déclarations intempestives, accusant les troupes françaises de l'opération « Licorne » de méfaits qu'elles n'avaient pas commis, tandis que l'évêque de Yopougon  affirmait que la candidature d'Alassane Ouattara était inconstitutionnelle. On vit des messes dégénérer en meetings pro-Gbagbo (p. 134).

            Certains dignitaires catholiques prirent cependant des initiatives isolées en faveur du dialogue et de la paix. Ce fut notamment le cas de l'évêque Abouana dans la vallée du Bandama et surtout celui de l'évêque Antoine Koné, d'Odienné, dans le nord du pays. Ce Sénoufo, en qui l'auteure voit l'avocat le plus éloquent d'une politique d'ouverture et de dialogue, est le seul évêque originaire du Nord. La communauté romaine de Sant'Egidio, bien connue pour son action pacificatrice en divers pays en crise, fut sollicitée, mais son appui à un projet de charte interconfessionnelle de Côte d'Ivoire n'eut pas de succès (p. 129). En 2011, le pape Benoit XVI envoya un émissaire en la personne du cardinal ghanéen Tuckson, président de la commission pontificale Justice et Paix mais cette démarche fut tout aussi vaine que les précédentes.

            Les églises pentecôtistes et charismatiques, nées dans le protestantisme évangélique anglo-saxon et d'apparition récente en Côte d'Ivoire, y ont connu une expansion foudroyante à partir des années 1980. Surtout implantées dans le sud du pays, elles recrutent leurs fidèles dans les rangs des autres confessions chrétiennes et parmi des animistes, très rarement parmi les musulmans. Le pentecôtisme se rattache au courant biblique fondamentaliste et fait appel à l'émotion, à l'incantation, (les convulsions  ne sont pas rares) à la glossolalie et à la « nouvelle naissance » (Born again)). Les églises pentecôtistes sont  fermées au dialogue œcuménique, anathématisent toutes les autres confessions et bien sûr les autres religions, dont les musulmans, qualifiés de suppôts de Satan. Ceci est particulièrement net dans le cas de l'Eglise du christianisme céleste dont Simone Gbagbo était un membre très actif, bien que son « pasteur personnel » fût le fondateur de l' « Eglise du tabernacle » (Gbagbo avait également un « pasteur personnel » : Moïse Koré). La tartufferie de ces pseudo chrétiens, divorcés et polygames professant « le culte de la haine » (p. 244) est bien soulignée de même que les agissements de cette coterie de pasteurs soudoyés par la présidence... Le cas (évoqué p. 170) de l'église « Mission des vainqueurs » établie dans l'ouest, dont l'apôtre et fondateur s'est toujours efforcé de garder de bonnes relations avec les musulmans et les autres communautés, reste une exception. Elle ne regroupe d'ailleurs qu'un très petit nombre de fidèles.

            En ces moments de fermentation spirituelle, le temps des prophètes semblait revenu. L'auteur consacre de bonnes pages (201-211) au cas d'Amadou Malachie Koné, pasteur baptiste né dans une famille musulmane, qui aurait été gratifié de ses premières révélations dès 2004. Il fut missionnaire en Guinée puis exerça son ministère à Grand Bassam mais la publication de ses prophéties lui valut d'être finalement exclu de l'église baptiste vers 2006. Ses vaticinations qu'il qualifiait de « messages de Dieu aux Ivoiriens », retransmises par  les radios et gravées sur cédéroms, n'en connaissaient pas moins un très grand succès, du moins dans le sud.  Il y annonçait une intervention divine en faveur des Ivoiriens, la déroute finale de la France coloniale et de son alliée la franc-maçonnerie, la victoire de Gbagbo, en qui de nombreux chrétiens voyaient « l'élu de Dieu ». En mars 2011, il fit part de ses visions au Président Sarkozy dont on ignore les réactions…

            Le style appellerait quelques remarques de même que l'orthographe, et une relecture attentive eût été souhaitable. Est-il opportun d'écrire dans un travail scientifique « Les soldats français paniquèrent »? (p. 61) ou que les initiatives interreligieuses « n'ont eu aucun coffre » ? (p. 127). Le nom du pétrolier « Probo Koala » devrait figurer en italique ou au moins entre guillemets (p. 62). Il est étrange de lire (p. 69) qu'une femme« priait pour Dieu et pour Gbagbo ». Il est certes permis de prier pour Gbagbo, qui en a sans doute bien besoin, mais à qui pourrait-on s'adresser en priant pour Dieu? (même pour demander que la création du genre humain lui soit pardonnée…).

            La bibliographie est complète et l'index rend de grands services. Le tableau chronologique des pages 304-306 permet de bien suivre le déroulement des évènements car le plan n'apparaît pas toujours très clairement.  Les documents en annexe  (notices biographiques et témoignages) sont précieux. Au total, nous sommes en présence d'un travail bien documenté, dont la lecture est certes pénible, compte tenu de l'horreur qu'inspirent certains aspects du sujet traité, mais l'auteure a  le mérite d'avoir su éviter le manichéisme et la plupart des écueils qui menacent l'histoire immédiate, en particulier les dangers du journalisme.