Plus jamais esclaves ! : de l'insoumission à la révolte, le grand récit d'une émancipation, 1492-1838

Recension rédigée par Michel David


            Comment de très nombreux esclaves issus de la traite négrière transatlantique ont-ils pu, en dépit de multiples obstacles, sortir de leur condition et s’émanciper, telle est la question à laquelle l’historienne Aline Helg entreprend de répondre. Portant sur une longue période de 1492 à 1838 et sur le vaste ensemble géographique des Amériques et des Caraïbes, l’ouvrage ne se limite pas à une région ou une époque, à la différence de la plupart des livres consacrés à l’esclavage. S’appuyant sur les sources bibliographiques les plus anciennes et les plus récentes, il permet de comparer les moyens  adoptés par les esclaves selon l’époque et le pays pour recouvrer leur liberté. Quatre voies de libération ont été utilisées, le marronnage, l’affranchissement, l’engagement militaire et la révolte. En fonction du contexte chronologique de la colonisation des Amériques on peut ainsi appréhender l’ampleur, le succès ou l’échec des actions entreprises par les esclaves.

            Le premier chapitre rappelle les différentes phases de la traite, en relation avec les développements de la colonisation par les Etats européens et les Etats-Unis ainsi qu’avec l’évolution institutionnelle de l’esclavage dans ces Etats. Depuis l’arrivée des premiers esclaves africains en Amérique avec Christophe Colomb en 1492 jusqu’en 1876 à Cuba et Porto Rico, le système économique des grandes plantations de canne à sucre, de coton, de café et de tabac a induit l’accroissement constant du recours à l’esclavage jusqu’à sa disparition progressive mais lente, en fonction des lois d’abolition et de la répression de la traite mises en œuvre par les états esclavagistes.

            La première période examinée s’étend des conquêtes espagnoles à la fin de la Guerre de Sept ans. Le marronnage apparaît d’emblée comme le moyen le plus simple et le plus utilisé par les esclaves pour s’échapper mais aussi le plus risqué et le plus sévèrement puni. Il s’amplifie au cours du XVIIe siècle dans les colonies espagnoles, anglaises, françaises, néerlandaises et portugaises. En Jamaïque il prend une ampleur considérable. Les esclaves trouvent parfois refuge dans les parties montagneuses ou marécageuses inaccessibles et non colonisées des possessions européennes.

            L’affranchissement est le deuxième moyen, légal cette fois, auquel les esclaves ont eu recours dans la quête de leur liberté. Des esclaves de l’Amérique espagnole et portugaise se sont libérés ainsi par la manumission, affranchissement à terme contre le versement d’une somme d’argent ou plus rarement par voie testamentaire au décès du maître. Toutefois cette possibilité n’a pu être utilisée que par une petite partie de la population esclavagiste. Du côté britannique et néerlandais les esclaves se heurtèrent à des restrictions sévères, allant jusqu’à l’interdiction. Dans les colonies françaises, à Saint-Domingue notamment, et en Louisiane, cette voie d’émancipation était très difficile.

            L’engagement militaire offrait un autre moyen d’accéder à la liberté, au moins au terme de la durée souscrite. En effet les guerres disputées en Europe par les puissances coloniales ne leur permettaient d’envoyer outre-mer que des effectifs réduits. De ce fait elles furent contraintes de faire appel à des recrutements locaux, libres de couleurs et esclaves. Ceux-ci prirent part aux Caraïbes à la lutte contre les pirates, au Brésil à l’occupation du Pernambouc par les Néerlandais, en Amérique du Nord aux combats contre les Indiens, à Cuba aux opérations pendant la Guerre de Sept Ans.

            Les conspirations et les révoltes d’esclaves apparaissent dès 1537 à Mexico puis tout au long du XVIIe siècle, de façon sporadique, aux Antilles, au Surinam y créant pour les planteurs un climat anxiogène permanent. La justice coloniale se montrait extrêmement sévère. En 1675 à la Barbade, colonie anglaise, la révolte des Akans, originaires du Nigeria, donna lieu à une répression sévère, arrestations, tortures, pendaisons. Au XVIIIe siècle à New York, en Virginie, au Mexique, en Louisiane, à Antigua, les complots et débuts de révolte donnent parfois lieu à des bains de sang qui en limitent les succès. Les esclaves de la Jamaïque se soulèvent à la faveur de la Guerre de Sept Ans ainsi qu’à la Barbade où la répression est très dure. La plus grave insurrection se produit dans la colonie néerlandaise de Berbice, une centaine de blancs et de nombreux esclaves sont tués.

            Pendant la période des indépendances, de 1770 à 1825, les stratégies d’émancipation ne changent pas, elles s’adaptent au contexte nouveau créé par l’effondrement des systèmes coloniaux et la montée en puissance de l’abolitionnisme. Des opportunités s’offrent aux esclaves de se libérer de leur condition. La guerre d’indépendance des colonies britanniques d’Amérique du Nord fournit une chance à saisir. Des milliers d’esclaves s’enfuient des plantations pour s’engager dans l’armée britannique en lutte contre les colonies révoltées, surtout dans le Sud esclavagiste. Ils espèrent obtenir leur libération à la fin des combats.

 

            Les Britanniques n’ont pas tenu leurs promesses. Certes, après le Traité de Paris de 1783, un certain nombre des esclaves engagés purent être embarqués pour la Nouvelle Ecosse au Canada ou en Angleterre. D’autres en revanche furent remis à leurs maîtres américains qui les réclamaient ou envoyés sur les plantations des colonies britanniques. Certains  purent s’enfuir à la Jamaïque où ils eurent un rôle majeur dans l’essor du protestantisme. Parmi les affranchis emmenés en Grande Bretagne, quelques centaines furent embarqués en 1787 pour l’Afrique afin d’y créer la colonie du Sierra Leone ; la plupart n’y survécurent pas.

            En définitive l’indépendance des Etats Unis, bien loin de supprimer l’institution de l’esclavage, n’a fait qu’accentuer le décalage entre le Nord où progressait l’abolitionnisme et le Sud résolument esclavagiste. Les Etats du Nord votèrent des lois d’émancipation graduelle. Ceux du Sud au contraire renforcèrent l’esclavage racial, se divisant d’ailleurs quant à la pratique de l’affranchissement ; plus accessible dans les villes du Haut Sud (Virginie, Maryland), la manumission n’était pas possible dans les Etats du Bas Sud (Carolines du nord et du sud, Géorgie, Alabama, etc…).

            Dans les colonies françaises des révoltes éclatent en Martinique en août 1789, au début même de la Révolution, puis en 1790 en Guyane et en Guadeloupe ; elles sont durement réprimées. Elles sont suivies, en août 1791, par une insurrection massive dans la plaine du nord de l’île française de Saint-Domingue. Les insurgés font face aux troupes coloniales. En 1792 des renforts arrivent de France. Des milliers d’esclaves marrons constituent une armée aux Platons et ravagent la plaine du sud. La lutte se poursuit jusqu’à l’obtention de l’abolition de l’esclavage le 4 février 1794. La liberté cependant n’est pas totale et n’est pas ce qu’attendaient les esclaves ; elle est assortie de  règlements du travail qui provoquent une nouvelle résistance et une reprise du marronnage.

            Toussaint Louverture porté au pouvoir en 1796 impose une véritable dictature qui entraîne la création de nouvelles bandes marronnes échappant à son contrôle et continuant à harceler les Français. En 1802 Napoléon envoie vers l’île rebelle un important contingent aux ordres du général Leclerc. Toussaint Louverture est déporté et remplacé par Dessalines. Les combats reprennent de plus belle, Leclerc meurt de la fièvre jaune. Nommé à la tête de l’armée son second Rochambeau terrifie tellement la population que la résistance devient de plus en plus forte et aboutit à la défaite des troupes de Rochambeau à Vertières le
18 mai 1803 et à sa reddition à Dessalines. L’abolition de l’esclavage est proclamée et l’indépendance déclarée le 1er janvier 1804. Haïti devient la première république noire.

            La révolte de Saint-Domingue et sa transformation en guerre de libération ne pouvaient manquer d’avoir des échos dans une grande partie des Amériques. Des rébellions et conspirations serviles éclatent ici et là entre 1792 et 1811. En Guadeloupe avec le massacre de Trois-Rivières et la révolte de Ste Anne en 1793 ; en 1797 des esclaves guadeloupéens embarquent sur des bateaux corsaires et se livrent à la piraterie. L’agitation se manifeste aussi en Martinique, à Sainte Lucie et en Guyane. Le rétablissement de l’esclavage par Napoléon provoque en Guadeloupe l’entrée en résistance armée des esclaves devenus libres après l’abolition de 1794. Le général Richepanse est envoyé pour mater cette révolte. En Guyane Victor Hugues est chargé en I803 de restaurer l’esclavage, ce qui se traduit par la fuite de milliers d’esclaves  dans les forêts.

            Dans les autres colonies européennes la révolte de 1795 à Curaçao, colonie néerlandaise, est particulièrement violente. En Amérique espagnole en 1796 on note une seule rébellion importante à Boca Nigua dans la partie d’Hispaniola voisine de Saint Domingue. Des conspirations sont déjouées à Cuba, au Venezuela et en Louisiane. Aux Etats Unis une conspiration dite de Gabriel à Richmond en Virginie est vite stoppée mais en 1811 la révolte de centaines d’esclaves en Louisiane est la plus importante de l’histoire des Etats Unis. En revanche les esclaves du Brésil et des colonies britanniques sont restés en marge des révoltes.

            En définitive la révolte de Saint Domingue et la Révolution française ont certes produit quelques ondes de choc dans les Amériques mais n’ont pas déclenché l’insurrection générale redoutée par les maîtres et les gouvernants. Au Brésil la venue du roi du Portugal en 1808 a suscité quelques espoirs chez les esclaves mais rien n’a changé dans leur condition, la traite a continué et peu d’esclaves ont pu s’engager dans l’armée contre promesse d’affranchissement.

            En revanche de nouvelles possibilités d’émancipation  se sont ouvertes en Amérique espagnole dès 1810 avec les guerres d’indépendance. Longues et violentes elles ont favorisé l’engagement militaire des esclaves dans l’une ou l’autre des armées et leur affranchissement, au Venezuela, au Chili, au Pérou, au Rio de la Plata et au Mexique. A Porto Rico et à Cuba, à la différence des colonies continentales, des troubles se produisirent, surtout à Cuba où les révoltes se multiplièrent et où le marronnage prit une grande ampleur.

            La dernière période traitée par l’ouvrage s’arrête à 1838, date d’abolition de l’esclavage par la Grande Bretagne. La situation des esclaves n’a guère changé. Le marronnage reste tout aussi important dans les Caraïbes et en Amérique du sud. Aux Etats Unis, il est plus risqué et moins important dans les Etats du sud. Dans les Etats du nord les lois d’émancipation graduelle accélèrent le recours à la manumission. Dans les colonies britanniques, françaises et néerlandaises les restrictions à cette voie d’accès à la liberté demeurent alors qu’à Cuba elle se développe peu à peu et qu’au Brésil elle est de plus en plus utilisée.

            A partir de 1816 les rumeurs d’émancipation et la progression du mouvement abolitionniste en Grande Bretagne provoquent l’impatience croissante des esclaves ; ils n’hésitent plus, malgré les risques encourus, à brandir l’arme ultime de la révolte, plus ou moins violente selon les territoires. Dans les colonies françaises c’est au Carbet en Martinique qu’éclate la plus marquante, en 1822, suivie par des incendies de plantations et d’habitations à St Pierre en 1831. La répression est chaque fois impitoyable. En Guadeloupe seule une petite révolte d’esclaves récemment débarqués est signalée. A Cuba on ne note que quelques révoltes peu importantes rapidement maîtrisées.

            Au Brésil des conspirations se forment dès 1809 dans la province de Bahia : elles débouchent sur l’attaque d’une petite ville puis sur un  soulèvement en 1811 à Itapuha près de Salvador, une attaque contre les troupes en 1822 et une autre contre Salvador en 1830. La révolte d’esclaves musulmans en 1835 donne lieu à des déportations en Afrique de l’ouest.

Aux  Etats Unis la conspiration de Denemark Vesey en 1822, à Charleston en Caroline du sud, répond pour la première fois à une inspiration religieuse soutenue par l’église méthodiste. Les esclaves s’appuient sur la Bible, puisant dans l’Ancien Testament les motifs de leur action. Dénoncée avant le passage à l’action, cette conspiration est suivie de nombreuses exécutions. La révolte du pasteur noir Nat Turner, en 1831, à  Southampton en Caroline du sud, procède de la même source religieuse ; le massacre de cinquante cinq Blancs en a fait la plus meurtrière de l’histoire des Etats Unis et lui a donné un écho national. Dans ses Confessions rédigées pendant son emprisonnement et avant sa pendaison Nat Turner dit avoir répondu à l’appel du Saint Esprit.

Dans les colonies britanniques enfin, trois révoltes importantes ont éclaté. La première en 1816 à la Barbade a mobilisé près de quatre mille esclaves ; ils croyaient que le gouvernement britannique avait décrété l’abolition de l’esclavage mais voyaient que les planteurs refusaient de l’appliquer ; la répression fut expéditive et terrible. En 1823, la révolte de Démérara en Guyane britannique a pris une plus grande ampleur, mobilisant douze mille esclaves. Sa répression brutale exaspéra l’opinion britannique et fit que l’abolition de l’esclavage était devenue populaire. Une révolte encore plus importante que les précédentes a éclaté fin 1831 en Jamaïque ; mobilisant plus de vingt mille esclaves elle entendait protester contre la lenteur du processus d’abolition enclenché à Londres et la résistance obstinée des planteurs contre cette perspective. Le mot d’ordre, que l’auteur a pris comme titre de l’ouvrage, « Plus jamais esclaves », montre bien que les esclaves ne supportaient plus leur condition inhumaine. Ces trois révoltes ont contribué de manière décisive à l’abolition graduelle par le Parlement britannique en 1833,  devenue définitive en 1838.

En conclusion l’auteur souligne que le marronnage, moyen le plus souvent utilisé pour sortir de la captivité, a permis à des centaines de milliers d’esclaves de devenir libres ; ils ont même constitué de véritables communautés marronnes dont les descendants occupent encore, notamment au Surinam, une place spécifique. L’achat de la liberté s’est avéré plus difficile voire impossible selon les pays ; il a toutefois permis à des esclaves d’obtenir leur affranchissement. L’acquisition de la liberté par l’engagement dans une armée a connu des fortunes diverses selon les époques et les guerres. A l’exception de Saint-Domingue, les révoltes n’ont pas abouti à des libérations massives ; les complots ont souvent été déjoués et toujours durement réprimés. A partir de 1800 les rumeurs d’émancipation et l’évangélisation protestante ont joué un rôle important dans de nombreuses révoltes. Ainsi cet ouvrage met bien en relief comment jusqu’en 1838 les esclaves ont participé eux-mêmes à leur émancipation. On peut toutefois regretter qu’il s’arrête à cette date car l’esclavage n’a été aboli qu’en 1848 par la France, en 1863 par les Etats Unis et en 1888 par le Brésil.