Aux sources de la guerre d'Algérie : d'une guerre mondiale à l'autre, les sociétés d'Afrique du Nord entre illusions et désillusions : actes de la journée d'études, 14 octobre 2015

Recension rédigée par Jean Martin


            Un groupe de chercheurs en histoire militaire et en histoire du Maghreb réunis à l'initiative de la « Fondation pour la mémoire de la Guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie » ont tenu une journée d'études - colloque sur le Maghreb dans l'entre-deux guerres afin de discerner les prémices de la Guerre d'indépendance algérienne.

            Le lecteur risque cependant d'être quelque peu déçu quand il constatera que plusieurs des 9 interventions ici rassemblées n'ont qu'un rapport assez lointain avec le titre, voire même aucun rapport direct.

            Dans un exposé liminaire,  (pp 9-19) Frédéric Grasset, ministre plénipotentiaire, nous livre d'intéressantes réflexions sur le sort des Empires coloniaux au lendemain de la première guerre mondiale. Nous avons relevé cette observation très judicieuse à propos des liens entre les mouvements de résistance au Maghreb et au Levant : « Sans ignorer que la Méditerranée est une caisse de résonnance, la France sépare sa vision maghrébine et sa vision orientale »  (p.17).

            Le professeur Jean-Pierre Dedet, (faculté de médecine de Montpellier), décrit (pp. 21-31) l'œuvre accomplie entre les deux guerres mondiales par l'Institut Pasteur d'Algérie. Fondé en 1909 à l'initiative du gouverneur général Jonnart cet institut effectua un travail énorme dans le domaine de la santé publique, sous l'impulsion de deux hommes remarquables, les frères Sergent, deux des trois fils d'un officier des affaires indigènes. L'un d'eux, Edmond, fut le directeur de l'Institut de 1912 à 1962, tandis que son frère Etienne était responsable du service de lutte antipaludique de 1904 à 1948. Initialement formés à Alger, ils s'étaient tous deux spécialisés en microbiologie en suivant à Paris les enseignements du Dr Roux. L'efficacité de leurs campagnes de lutte contre les anophèles fut couronnée par de grands succès, notamment dans les plaines littorales (La Mitidja en particulier) et leur valut une renommée internationale si bien qu'Edmond présida en 1938 la commission du paludisme du comité d'hygiène de la Société des Nations. Ils menèrent aussi des campagnes de vaccinations. Entre 1933 et 1939 Edmond Sergent et ses collaborateurs vaccinèrent plus de 20.000 bovins au Maghreb. L'Institut diffusa le vaccin du BCG et en approvisionna même la Métropole, (du moins la zone dite libre) de 1940 à 1942. L'Algérie est grandement redevable de son explosion démographique du
XXe siècle aux frères Sergent.

            Marie-Catherine Villatoux évoque (pp. 33-46) les débuts de l'aviation en Afrique du Nord, qui fut par excellence une terre d'aviateurs : elle nous apprend que le premier vol motorisé sur le continent africain eut lieu à El Biar en 1909. Le premier pilote militaire, Max de la Fargue, décollait de Biskra en 1912. La Grande Guerre vit les spectaculaires progrès de l'aviation, en Algérie (où une escadrille intervint dans les Aurès) comme ailleurs. Dans l'après-guerre, les services de l'armée de l'air s'étoffèrent et leurs effectifs atteignaient 7.000 hommes à la veille de la deuxième guerre mondiale. L'auteure évoque plusieurs figures de pionniers que furent les généraux Laperrine, Vuillemin, Weiss. L'aviation civile et commerciale n'est pas oubliée : Après avoir évoqué la société Latécoère et l'Aéropostale, immortalisées par Saint Exupéry, Mme Villatoux retrace l'œuvre du commandant Dagnaux, grand blessé de guerre qui fonda en 1928 la Société Transafricaine, devenue par la suite Air Afrique, qui  assurait une liaison Alger Brazzaville. En 1939, l'Algérie comptait 92 aérodromes, une trentaine d'aéroclubs et  176 avions privés. Le ministre Pierre Cot avait encouragé cette aviation que l'on disait « populaire » et qui était le plus souvent l'apanage de bourgeois aisés ou de grands propriétaires terriens.

            Universitaire marocain, politologue  et naguère historiographe du roi Mohammed VI, Hassan Aourid recherche  (pp. 47-53) les origines du nationalisme marocain dans la guerre du Rif. Il revient sur la très belle thèse d'Abdallah Laroui  qui fait autorité en la matière et admet que les mouvements de résistance locaux (dont celui d'Abd el-Krim) procèdent plus de solidarités tribales que de l'expression d'un nationalisme encore très embryonnaire. Tous les historiens admettent que le dahir berbère du 16 mai 1930, balise le point de départ du nationalisme marocain. Un texte que l'auteur juge assez anodin puisqu'il ne faisait que consacrer un état de fait, mais qui fut habilement exploité par la jeune élite fassie, elle-même conseillée par l'émir Druze Chakib Arsalan (on pourrait lui objecter que ce texte était moins « anodin »  qu'il ne le pense puisqu'il prévoyait la possibilité d'un appel des décisions des djemaa judiciaires devant les tribunaux français ce qui est bel et bien un baissement de la souveraineté marocaine). Les autres étapes du cheminement seront la conférence d'Anfa de janvier 1943 et le discours de Tanger du 10 avril 1947. Hassan Aourid nous rappelle opportunément,  comme Charles-André Julien l'avait fait avant lui, que l'un des maîtres à penser du nationalisme marocain à ses débuts fut Abdessalam Bennouna, un des interlocuteurs de Chakib Arsalan à Tanger et à Tétouan.  Nous apprenons également que le leader nationaliste Mehdi ben Barka avait été en relations avec les Etats-Unis (rappelons toutefois à l'auteur que le Maréchal Juin était natif de Bône et non de Constantine p. 51). Et il nous est difficile de le suivre quand il écrit que le P.J.D. actuellement au pouvoir préconise l'étude de la langue turque au Maroc et que les élites de ce parti enverraient leurs enfants étudier en Turquie.

            Pour ne pas quitter le contexte de la guerre du Rif, le lieutenant-colonel Rémy Porte analyse  (p. 55-63) la transmission du commandement de Lyautey à Pétain (1925). Sans doute peut-on voir dans la décision de Painlevé une revanche des classes politique et parlementaire françaises qui n'appréciaient pas le vieux maréchal étiqueté royaliste, gardait un mauvais souvenir de son bref passage au ministère et souhaitait le remplacer par un officier réputé « républicain » (!). Il est certain que Lyautey n'avait perçu que très tard que la gravité des évènements survenus dans la zone espagnole était lourde de risques pour le protectorat français (Jam proximus ardet Ucalégon!). Toutefois, âgé et en mauvaise santé, il avait demandé le concours d'un coadjuteur, et il avait même sollicité Weygand pour cette fonction. Or Paris tolérait l'autonomie acquise par le Résident à la faveur des années de guerre, mais ne l'approuvait pas. Et son remplacement à la Résidence par Théodore Steeg, ancien gouverneur général de l'Algérie, est révélateur d'un changement d'orientation du protectorat.

            Sous le titre : « Armée d'Afrique et troupes coloniales, 1919-1939. De la gestion de crises au modèle en crise »,  (pp. 65-82), le lieutenant-colonel Antoine Champeaux et Eric Deroo brossent un intéressant panorama de l'évolution des troupes d'outre-mer dans l'entre-deux guerres. Au lendemain de la victoire, il fallut occuper les territoires de Rhénanie
Palatinat : 35.000 hommes y furent affectés dont une division marocaine, 33 bataillons de tirailleurs marocains, un régiment sénégalais et 3.000 malgaches. D'autres unités étaient stationnées  sur le Bas Danube, à Istanbul, en Syrie et ailleurs, ce qui a permis à Anthony Clayton d'écrire que ces tirailleurs étaient devenus « les bêtes de somme »du système impérial français. Après avoir retracé les opérations contre Abd el-Krim  (pp. 68-70) les deux auteurs évoquent les affaires de Syrie et du Djebel Druze. Nous apprenons ainsi p. 70 que l'armée française d'Orient a compté des escadrons de supplétifs alaouites, kurdes, hauranais, tchetchènes et des chasseurs libanais. Il est ensuite question des opérations en Oubangui (contre les Baya) et de la pacification de la Mauritanie à partir de Chinguetti. Les affaires d'Indochine (Yen Bay) ne sont pas oubliées.

            Les célébrations de 1930 (centenaire de l'Algérie) et de 1931, (exposition coloniale internationale de Vincennes) chantaient la grandeur de la France des 110 millions d'habitants. Mais les organisateurs affectaient de ne pas voir que l'édifice était miné et que la roche tarpéienne est proche du Capitole. Mais cet Empire entré dans un inexorable déclin, allait encore jouer pour la France un rôle majeur au cours de la deuxième guerre mondiale. Les auteurs n'ont pas tort de le rappeler.

            Dans un bref exposé p. 83, Jeannine Verdès-Leroux revient sur les fêtes du centenaire, « âge d'or de la colonisation ».

            La dernière contribution, celle de Jean Monneret (pp. 85-94) est intitulée « La fracture des années 30 : les politiques gouvernementales vis-à-vis de l'A.F.N. et les espoirs déçus ». L'intervenant ne traite que de l'Algérie au cours de la décennie 1929-1939. Il souligne un point important et trop souvent perdu de vue, quand il observe que l'Algérie était entièrement peuplée de Français ce qui démontre au grand jour la stupidité d'une législation qui désignait les Algériens sous le vocable administratif d'Indigènes musulmans non naturalisés (I.M.A.N.N.). Si l'on considère que la naturalisation est l'acquisition de la nationalité, les intéressés étaient Français depuis le sénatus-consulte du 14 juillet 1865. Mais ils étaient sujets et non citoyens. L'auteur observe justement que la procédure qui leurs permettait de devenir cives pleno jure n'aurait pas dû être appelée naturalisation mais « citoyennisation »bien qu'il reconnaisse que ce terme est un affreux barbarisme. Monneret se livre ensuite à une analyse du projet Blum-Viollette de 1936 et de son échec : il considère que les Européens d'Algérie ne sont pas seuls responsables de cet échec : l'étoile Nord Africaine de Messali et l'association des Ouléma de Ben Badis étaient également réticentes et les communistes plaidaient pour le maintien du statut personnel (on pourrait lui objecter que le parti communiste algérien comptait très peu d'adhérents musulmans (si l'on excepte le secrétaire général Ben Ali Boukhort et quelques instituteurs kabyles). Ce parti recrutait ses militants dans les rangs du prolétariat, souvent parmi les Oranais d'origine espagnole et parmi les israélites. L'auteur estime que tous les Européens n'étaient pas hostiles au projet et que c'est une simplification abusive que de vouloir leur en imputer l'échec. La situation était certainement très complexe mais on peut objecter que la menace de démission massive de 300 maires et adjoints de communes de plein exercice (sur 308) est très révélatrice de l'état d'esprit des Européens, pour ne pas dire de leur aveuglement.  Ferhat Abbas n'avait certes pas tort de prophétiser que « Fautes de réformes substantielles, c'est l'œuvre tout entière de la France qui sombrera ». On ne saurait mieux dire…