Les conversions à l'islam en Asie mineure et dans les Balkans et dans le monde musulman : comparaisons et perspectives : actes du colloque de l'École française d'Athènes, 26-28 avril 2012

Recension rédigée par Jean Martin


                Ce volume présente onze communications extraites des actes d'un colloque qui s'est tenu à l'école française d'Athènes les 26, 27 et 28 avril 2012. Le lecteur appréciera la bonne position du problème et la clarté de l'exposé introductif de Gilles Griveaud (Université de Rouen) coordonnateur du colloque avec Philippe Gelez.

            Dans un long chapitre intitulé " L'islamisation des Balkans " (pp. 19-74), Philippe Gelez brosse un vaste panorama du sujet en s'attardant sur certains phénomènes qui peuvent expliquer au moins partiellement la psychologie et la sociologie de la conversion. Il discerne trois vagues dans le déferlement des Ottomans sur les Balkans, la première débutant en 1261, année qui voit la reprise de Constantinople aux Latins par les Byzantins, la seconde marquée par la victoire de Kosovo en 1389 (suivie par l'occupation de la Bulgarie, de la Macédoine et de l'Albanie)et la troisième se situant sous le règne de Soliman le Magnifique (Soliman Kanouni 1520-1566).L'attrait de la religion des maîtres est un facteur non négligeable de même que le souci de se conformer à la majorité (attraction de la religion dominante). L'impact des migrations (Valaques, Tatars, Tcherkesses, Tziganes) est bien étudié de même que celui des échanges de populations et le processus de "désottomanisation" et de "désislamisation" de nombreuses régions des Balkans au fur et à mesure de  l'effondrement de la domination turque.

            La communication d'Alexsander Beihammer (Université de Chypre) nous donne
pp. 77-109 de très intéressantes informations sur la formation des principautés musulmanes d'Asie Mineure sous les Seldjoukides : sujet peu étudié jusqu'à présent. Les sources chrétiennes et musulmanes ont été exploitées avec rigueur.

            Jacob Landau (Université hébraïque de Jérusalem) nous livre  (pp. 109-117) une riche note bibliographique sur les Juifs et les dönmé  (juifs sépharades superficiellement convertis à l'islam, nombreux à Salonique) de l'Empire ottoman et la république turque. Cet auteur insiste sur l'importance capitale de la récente parution du livre de Gilles Grivaud et Alexandre Popovic, Les conversions à l'islam en Asie Mineure et dans les Balkans. Bibliographie raisonnée (Ecole Française d'Athènes 2011), ouvrage auquel il a apporté sa contribution.

            Deux communications sont consacrées à l'expansion de l'islam en Bosnie. Nénad Moacanin (université de Zagreb)  considère cette conversion massive des Bosniaques à l'islam au XVIe siècle comme un mystère insoluble. D'un revers de main, un peu rapide nous semble-t-il, il écarte la thèse qui veut que les Bogomils, membres d'une secte manichéenne de type cathare persécutée par l'église orthodoxe, auraient accueilli l'islam avec faveur et en quelque sorte fait le lit de cette religion en Bosnie. L'islamisations par le régime de la conscription ne peut guère être observée, le « devshirme » n'ayant pratiquement pas été appliqué dans cette région. Moacanin insiste sur la promotion sociale que la conversion représentait pour des paysans pauvres ou des bergers d'origine valaque.

            Philippe Gelez étudie l'islamisation de la Bosnie-Herzégovine entre 1689 et 1878 dans ses rapports avec l'autochtonie balkanique. L'évolution de l'attitude de la monarchie des Habsbourg au cours de ces deux siècles est ici bien détaillée. Au départ catholiques intolérants, les Empereurs autrichiens mettaient les musulmans des territoires qu'ils contrôlaient en demeure de se convertir au christianisme ou d'aller s'établir dans l'Empire ottoman. Par la suite, Joseph II se comporta en despote éclairé et notamment à partir de l'édit de tolérance de 1781, les souverains admirent le principe d'une société plurielle : les musulmans  cessèrent d'être considérés comme des étrangers indésirables et leur " autochtonie " fut de mieux en mieux reconnue. Le reflux de la présence ottomane dans les Balkans entraîna l'immigration   (Muhacirlik) en Bosnie de nombreux musulmans venus principalement de Serbie ce qui conforta l'importance de cette communauté. La question de l'appropriation du sol (droit du premier occupant) est bien traitée.

            Loin des Balkans et de la Méditerranée, Aminah Mohammad Arif  (CNRS) étudie l'islamisation du subcontinent Indien : le processus est très ancien, puisque ses débuts remontent au premier siècle de l'hégire. Sa caractéristique majeure réside dans l'absence, ou plutôt la quasi absence de prosélytisme religieux. Les agents de propagation de la foi ne sont nullement comparables à des missionnaires ou à des évangélistes tels qu'il en existe dans le monde chrétien. Le principal facteur de l'islamisation est à rechercher dans l'immigration de commerçants arabes persans ou afghans (dans les régions littorales), de conquérants (dans le nord), de soufis (le rayonnement des tekké[2] fut et reste très important) et l'auteur insiste à juste titre sur le rôle des femmes comme acteurs de l'islamisation. Elles transmettaient aux enfants une sensibilité religieuse de plus en plus teintée d'islam au fil des générations. Au total un processus très long, souvent marqué par le syncrétisme et l'alternance  (culte rendu tantôt à Allah, tantôt à Vichnou) et aboutissant à la formation d'une masse de musulmans " nominaux " que les mouvements de réforme apparus au XIXe et au XXe siècles  entreprendront d'instruire  des textes afin de les amener à une foi plus orthodoxe et d'en faire des musulmans
" authentiques " (au nombre de ces mouvements l'auteur cite le tabligh et aussi la Ahmadiyya, cette dernière, considérée comme une secte syncrétiste, est rejetée avec force par les docteurs de l'islam). Le phénomène des conversions de masse (ou de groupe) est aujourd'hui révolu et les conversions, qui se produisent fréquemment par mariage, sont pour la  plupart individuelles et en général assez solides.

            Olivier Sevin (Paris IV - Sorbonne) traite des conversions à l'islam dans ce qu'il appelle " les méditerranées insulindiennes ", autrement dit les détroits de Malaisie et l'archipel indonésien : (pp. 163-189) il passe en revue les divers territoires à peu près tous majoritairement islamisés, à l'exception de Singapour, du Timor oriental, de la Nouvelle-Guinée occidentale. Missions chrétiennes et propagandistes de l'islam se concurrencent auprès des animistes encore assez nombreux à Kalimantan et dans les îles de l'est, Bali notamment. Cet auteur nous apprend, contre toute attente, que l'islamisation du petit sultanat de est assez récente et encore loin d'être complète.

            Sous le titre " Conversion et confessionnalisation au Proche-Orient XVIe-XXIe siècle " Bernard Heyberger (EHESS)  démonte (pp. 191-210) les mécanismes de la conversion notamment du christianisme à l'islam et - plus rarement - en sens inverse. Les défaites turques devant les Russes, et le reflux de la présence ottomane eurent cependant pour conséquence le retour au christianisme d’un certain nombre de " Turcs de profession ".  Si les conversions à l'islam suscitent peu de remous, il n'en est pas de même des autres : Des apostats pouvaient être mis à mort et le gouvernement égyptien a, dans un passé encore récent, dénoncé, à bon droit semble-t-il, le prosélytisme agressif des églises évangéliques anglo-saxonnes. Le régime communautaire en vigueur dans ces pays a engendré et engendre encore des situations tragi-comiques : que l'on pense aux déboires de l'infortuné Etiemble qui, invité au Liban, refusa de déclarer son appartenance religieuse (il était agnostique, cas apparemment non prévu par les législateurs du pays du Cèdre).

            Lucette Valensi (EHESS) établit un parallèle entre trois populations de convertis : les juifs (marranes) et les musulmans (morisques) de la péninsule ibérique, sabbatéens de l'empire ottoman : elle les soumet à un questionnaire identique afin de déterminer leurs réactions et le rôle de l'Etat dans leur apostasie.

            Spécialiste de la Sicile médiévale, Annliese Nef  (Paris I et IUF) nous propose
(pp. 229-244) quelques intéressantes pistes de réflexion sur l'islamisation et la conversion aux VIIe-Xe siècles. Elle observe très justement que la population de certains pays classés terre d'islam n'était que minoritairement musulmane et que la conversion proprement dite n'était que l'aboutissement d'un processus de longue durée, souvent réparti sur plusieurs générations. Ceci nous ramène à Leibniz: natura non fécit saltus….

            Il y aurait encore beaucoup à apprendre du texte de Tijana Krstic (Université de Budapest) qui tente une approche dialogique du projet impérial ottoman (en recourant malheureusement à un langage un peu abscons)  et de celui de Lucetta Scaraffia, qui analyse la complexité de l'identité chrétienne (facteur de faiblesse) face aux conversions à l'islam.

     Un colloque très enrichissant qui amène les lecteurs à reconsidérer bien des idées reçues.                                                                                                         


[2] Tekke: en pays turcophone maison confrérique analogue aux Zawiya dans le monde arabe.