D'ici et d'ailleurs : l'héritage de Kateb Yacine

Recension rédigée par Jean Nemo


            Ouvrage collectif (une quinzaine de contributeurs), dont l’objectif est de retracer des parcours D’ici et d’ailleurs et de l’un d’entre eux plus particulièrement.

            Il part de l’œuvre de Kateb Yacine, l’une des figures les plus marquantes de la littérature algérienne de langue française. Car, bien qu’il l’ait longtemps récusée comme « langue de domination » il en a fait « un butin de guerre », en même temps qu’une arme de revendication de sa non francité. Et, non pas accessoirement, de l’écriture berbère et arabe, pour parler dans les théâtres populaires, au bon peuple.

            « immense auteur, flamboyant et marginal », éternel rebelle, il n’est pas fondateur d’une « école » mais l’objet D’ici et d’ailleurs  est de montrer, voire de démontrer, à la fois son importance comme auteur francophone et comme inspirateur de partie des écrivains francophones algériens plus récents. Lesquels ne sont en aucun cas des imitateurs mais bien des héritiers qui ne prennent de l’héritage que ce qui leur convient.

            Trois parties à l’ouvrage.

            La première, « Mémoires deKateb » traite abondamment des parcours biographiques de l’homme et des témoignages de ses errances par de nombreux témoins, dont un fils allemand retrouvé sur le tard. L’homme voyage beaucoup, dans des circonstances souvent précaires. Car, enfant de « bonne famille » berbère chaouie, il a participé, lycéen, aux manifestations de Sétif, le 8 mai 1945, a été exclu du lycée, sa mère est devenue folle. Puis le tôt inscrit au parti communiste algérien, avant d’adhérer au PPA, le contestataire d’une certaine présence française, le nationaliste de la première heure, le découvreur adolescent de la littérature française grâce à la bibliothèque d’un juge de paix français accueillant, le docker à Alger, le voyageur d’abord à Paris en 1947 et les premières complicités littéraires, notamment grâce à la revue « Esprit », avec Elsa Triolet, Aragon, Eluard, Gatti…, le journaliste en reportage à La Mecque (qu’il critiquera vivement plus tard comme « escroquerie »), enfin le poète et l’écrivain consacré par ses amis français mais surveillé par la DST, et toujours l’errant qui va de petits boulots en plus petits boulots, en Belgique, en Allemagne, en Union soviétique… Plus tard, l’écrivain mal aimé, mal reconnu du pouvoir algérien (aucun lieu public, rue, place, université… ne porte son nom, en Algérie).

            Vient en fin de parcours de cette première partie une sorte de monographie photographique, amusante d’une certaine façon, des nombreux séjours en Auvergne.

            Une seconde partie, « Kateb Yacine le migrant : parcours poétique » aborde l’œuvre sous le signe de la caractéristique migrante. Elle serait donc enracinée, non dans un terroir mais dans l’errance du migrant même, dans « une poétique nomade ». Et, bien entendu, plus que de rapides évocations, les étapes intimes de cet errant, celles qui ont entre autres inspiré l’ouvrage fondateur Nedjma (1956), tôt retenu par la critique, qui relate une autre errance, celle de quatre hommes amoureux de la même femme.

            Ici on suit un double parcours, celui de l’écrivain, du poète, qui a fait du français son « butin de guerre » et celui de l’utilisateur de son berbère ou de son arabe, pour parler à son peuple, dans les années qui suivent l’indépendance. Parler au théâtre populaire, ressusciter pour son temps le personnage de Juha, sot non moins populaire de bien des traditions musulmanes, sot mais madré, sot mais philosophe, sot mais moqueur. Le lecteur appréciera notamment les chroniques de la période des accords d’Évian où le Juha moderne prend l’hélicoptère et invente un nouveau répertoire, celui de la critique politique. Mais un Juha « …personnification d’une Algérie qui cherche sa place dans le monde, qui combat pour son indépendance et qui a besoin de renouveler ses traditions ».

            Dans une troisième partie, « Écritures migrantes (Algérie-France), transmissions) », est enfin abordée non plus la question de l’héritage (pour ce qui est de l’œuvre proprement dite, elle a déjà été traitée), mais celle des héritiers. Celle surtout des héritiers en francophonie dont notamment Boualem Sansal et des écrivains beurs, ceux qui n’ont plus que de lointains rapports avec l’Algérie de leurs parents ou grands-parents.

            L’ouvrage ne manque pas d’intérêt mais suppose une bonne connaissance au préalable de ce type de francophonie dite « migrante », « ici et d’ailleurs », plutôt d’ailleurs pour la plupart de ses lecteurs. Ce qui signifie probablement qu’elle n’est pas insérée dans un terroir et qu’elle s’adresse d’abord à d’autres migrants culturels. Et qui en rend l’accès et la mémoire difficiles à la fois au lectorat français proprement dit comme au lectorat algérien. Pourtant, Kateb Yacine a veillé à des traductions en amazigh et en arabe de ses œuvres en français, les dates anniversaires de sa mort sont l’occasion de manifestations multiples, au moins en France. Et peu de temps avant son décès, il se vit décerner, toujours en France, un Grand Prix national des Lettres.

             D’ici et d’ailleurs : l’héritage de Kateb Yacine est un ouvrage conforme à la loi du genre universitaire. Il répond à une idée directrice, ici l’errance érigée en symbole d’une certaine littérature en français, quitte à s’efforcer d’y entraîner la partie de l’œuvre dans laquelle l’auteur s’efforce de renouer avec des racines linguistiques autres et bien autochtones, raison même et probable de la méfiance affichée par le pouvoir algérien et qui poussa sans doute Yacine à revenir terminer ses jours en France, mais inhumé à Alger.

            Le rédacteur de la présente note n’est pas suffisamment versé dans la critique de cette littérature particulière pour discuter les appréciations portées par les différents contributeurs. Il a lu leurs chapitres avec un intérêt certain et, malgré la minceur de l’appareil critique, a relevé les compléments de lecture à faire pour approfondir ses connaissances. Reste une
question : pourquoi ne pas avoir replacé Kateb Yacine dans la mince nébuleuse des auteurs algériens du tournant de l’époque coloniale et des premières décennies d’indépendance. Il est certes l’un des plus importants et des plus significatifs d’entre eux mais son œuvre eût mérité quelque remise en perspective.

                                                                                                                    



 
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