Le gouvernement asymétrique des migrations : Maroc-Union européenne

Recension rédigée par Jean Nemo


Il est dommage que la recension de cet ouvrage soit si tardive par rapport à la soutenance de la thèse (décembre 2013) et à l’édition dont il sera ici question (2015). Car il eût en son temps largement mérité un prix d’encouragement à la recherche de la société des amis de l’AdSOM, en raison à la fois de l’originalité de l’approche et du travail de recherche auquel elle a donné lieu.   

La thèse porte un titre légèrement différent de celui de l’ouvrage mais ne le contredit pas : « Négocier l’asymétrie. Les politiques extérieures européennes au regard des relations entre acteurs marocains et européens du gouvernement des migrations ». Elle a été soutenue en vue de l’obtention du doctorat en sciences politiques à Science Po Paris.

L’auteure a déjà été remarquée, jeune, en 2000, pour avoir obtenu un prix de dissertation philosophique au Concours général, de grand prestige depuis près de deux siècles et demi. Depuis, sa bibliographie est essentiellement composée de cet ouvrage et de nombre d’articles traitant de sujets proches les uns des autres, pour l’essentiel consacrés au thème de cette « inégalité » dans le traitement des questions migratoires, par les pays concernés d’Afrique du Nord (surtout le Maroc) d’une part et, de l’autre côté de la Méditerranée, par l’Union européenne et ses États membres.

Il ne s’agit évidemment pas ici d’un livre à lire dans le métro ou autres transports. Mais il évoque pour le lecteur potentiel des évènements fréquents et largement relayés à travers les médias, de grappes humaines escaladant les grillages de Ceuta ou de passagers d’embarcations surchargées débarquant au milieu des vacanciers quelque part sur une plage espagnole et se dispersant le plus rapidement possible vers l’intérieur du pays.

Certes, le sujet ici traité l’est plus profondément, bien plus, qu’à travers les scoops médiatiques. Bonne raison pour le lecteur éventuel de ne pas écarter l’ouvrage sans au moins le feuilleter avec quelque attention et au moins en saisir les grandes lignes.

Dans sa préface, Virginie Guiraudon, directrice de la thèse, salue la qualité du travail dans ces termes : « Ce livre montre de façon exemplaire l’apport de jeunes chercheurs aussi prometteurs que Nora El Qadim à la compréhension des enjeux contemporains. Superbement porteuse d’une large culture en sciences sociales, elle évite deux pièges théoriques : le dogmatisme et l’éclectisme. »

L’auteure prend soin, dans son introduction générale, de préciser l’objet de sa recherche et sa méthodologie, puis d’expliquer comment elle a organisé sa recherche. Notamment pour préciser ce qu’elle a entendu sous le terme d’asymétrie : l’Union européenne refoule des migrants considérés comme en situation irrégulière vers le ou les pays dont ils sont partis en dernier lieu, soit dans le cas particulier le Maroc. Il s’agit de comprendre les raisons des résistances de celui-ci à un « accord de réadmission » des refoulés. Or en matière de relations internationales, il y a une asymétrie forcée entre un ensemble « Union européenne », auquel les États-membres ont délégué tout pouvoir en la matière, et un autre État dont le premier ensemble ne prend pas suffisamment en compte les possibles incitations à accepter l’accord, ses intérêts propres dans cette question complexe. En d’autres termes, on retrouve ici une certaine forme de domination de l’un des acteurs sur l’autre.

En trois parties, respectivement intitulées « Déconstruire les discours sur la négociation communautaire des retours forcés – Pluraliser les sujets : les acteurs marocains des négociations – Relations bilatérales et mise en œuvre : espaces de négociation et de contestation ».

La thèse ici reprise s’intéresse tout d’abord aux accords passés ou contestés quant aux « réadmissions », détaillant et expliquant en quoi ils sont de fait une « forme située de la Coopération Maroc-pays européens », pour faire bref en quoi leur réciprocité relève du symbolique, voire de la fiction. En allant plus loin, le discours européen est mieux construit, mieux mené, apparemment plus rationnel. Il s’impose donc comme la référence, une référence qui prend prétexte du retour d’avantages pour le Maroc en termes de coopération économique et au développement.

Mais au sein de l’Union européenne elle-même, il existe des contradictions internes (compétition entre services de la Commission, voire contestation par certains États membres de « l’Eurocratie » et des eurocrates par exemple), lesquelles rendent souvent peu lisibles de l’extérieur et plus spécialement des pays partenaires les fondements des politiques européennes d’expulsion hors frontières des immigrés clandestins. D’où une certaine « limite » de la puissance européenne, laquelle peut constituer une opportunité de négociation pour les pays partenaires.

Car ceux-ci, le Maroc plus particulièrement, construisent leurs propres politiques non plus d’immigration mais d’émigration. D’où des exigences quant à une approche globale (facilitation des visas par exemple) qui servent d’armes dans la négociation des « accords de réadmission » et qui se présentent sous forme de revendication de « dignité » ou de « respect » dans les négociations internationales. L’auteure examine à ce propos des périodes de l’histoire récente, au cours desquelles les enjeux, côté marocain, ont varié.   

Dans une troisième partie, l’auteure traite des espaces de négociation et de ceux de contestation. À la fois au sein de l’Union européenne (des États membres qui par exemple se montrent réticents à la facilitation des visas obtenue au niveau européen), mais aussi à travers des principes de conditionnalité, d’une conditionnalité « qui ne dit pas son nom ». « …les développements actuels dans les relations Maroc-UE-États membres sur les politiques migratoires ne peuvent être compris sans une analyse à la fois des mécanismes politiques et institutionnels au sein de l’Union européenne, et de la capacité des acteurs étatiques marocains, et participe en ce sens au décentrement de l’analyse des politiques extérieures de l’UE ».

En d’autres termes, une certaine forme de domination postcoloniale subsiste, expliquant « l’asymétrie ». Elle serait néanmoins en partie compensée par des engagements « flexibles, peu contraignants, à la carte ».

Comme il est dit en conclusion, « notre travail pointe en effet du doigt l’eurocentrisme de nombreuses analyses de  l’Union européenne…les pays moins importants ou dominés sont la plupart du temps considérées comme des « pages blanches » ouvertes à l’application des politiques européennes… »

Le but de l’auteure, clairement explicité dans les dernières lignes de l’ouvrage, est d’au moins rétablir une analyse symétrique de l’asymétrie. C’est-à-dire d’étudier et d’approfondir, à « parts égales » (formule inspirée par un ouvrage de Romain Bertrand), les enjeux de chaque partenaire dans la négociation, même si l’un d’entre eux continue à « dominer l’autre ». Et si le « dominant » est lui-même en son sein souvent partagé dans ses approches.

Comme il a été dit plus haut, l’ouvrage sous revue appartient à la catégorie des thèses rendues plus accessibles, à travers l’édition, au public potentiellement intéressé. Son appareil critique, ses annexes, sa bibliographie sont de bonne qualité. Mais il n’est pas destiné aux grands tirages ni aux librairies généralistes. En prendre connaissance exige une forte attention et au moins des connaissances préalables du sujet relativement approfondies, de celles qui dépassent et de loin les visions trop souvent sommaires, lorsqu’elles ne sont pas utilisées à des fins de polémique, médiatique ou partisane.

Il est à espérer que Nora El Qadim aura l’occasion de reprendre dans un futur ouvrage à portée plus générale les thèmes et les thèses qu’elle a abordés à l’occasion de son travail doctoral et que l’on n’a pu ici que survoler. Ils le méritent.