Lectures indiaocéanes : essais sur les francophonies de l'océan Indien

Recension rédigée par Christian Lochon


            Professeur émérite de l’Université Sorbonne Nouvelle Paris-III, M. Daniel-Henri Pageaux est hispaniste et lusitaniste ; il s’est aussi intéressé aux littératures francophones d’Afrique Noire et de l’Océan indien. C’est dans ce dernier domaine qu’il publie Lectures indiaocéanes, volume regroupant dix-huit essais, huit consacrés à des écrivains réunionnais, sept à des Mauriciens, un à un Malgache, un autre présentant 27 auteurs originaires des Comores, de Madagascar, de La Réunion, de Maurice et des Seychelles. L’essai XVIII
(p. 327) relate « en forme de conclusion »  une tragédie qui se passa  en 1761, dans l’îlot appelé aujourd’hui Tromelin, à 500 km de La Réunion ou de Madagascar  lorsque le capitaine d’un navire échoué abandonna lâchement 80 esclaves qu’il transportait. L’auteur a tenu à rendre hommage à ces victimes, symbole collectif des atrocités commises dans cette région pendant quatre siècles au nom de l’esclavage, dont les conséquences  apparaissent  à plusieurs reprises dans ce livre à la fois érudit et émouvant.

            De l’Ile Maurice, l’auteur nous fait connaître six romanciers. Barthélémy de Froberville (p. 17), officier,  publie à Port-Louis en 1803, un roman épistolaire Sidner ou les dangers de l’imagination, dédié à Goethe, qui lui répondit aimablement, et qui emprunte largement à Jean-Jacques Rousseau. Lucien Brey en 1878 livre en feuilleton un roman historique Ratsitatane  qui, en décrivant minutieusement le Port-Louis de 1822, évoque la vie d’un prince malgache déporté et qui assassinera une Mauricienne blanche par dépit amoureux. Marie Leblanc écrit dans les revues locales « Le Voleur Mauricien »,« La (nouvelle) Revue historique et littéraire ». Son roman Vielle Histoire d’Amour, dont l’intrigue se passe à Maurice, en France et en Italie, eut un grand succès. Marcel Cabon (1912-1972) d’origine malgache, reconnu comme « pionnier du mauricianisme », utilise dans son roman Brasse au Vent, décrivant une famille expatriée de colons bretons, un vocabulaire archaïque local mais aussi maritime et botanique ; il nous fait prendre conscience du phénomène économique, moral, humain qu’est la traite (p. 170). Loys Masson, né en 1939, poète et boxeur, se rend  à Paris à 24 ans. Il se fait remarquer par son Notaire des Noirs (1955) qui évoque l’esprit esclavagiste latent « dans la terre des candeurs saccagées » et par Les Noces de Vanille consacrées à l’enfance perdue. Natacha Appaneh dans cinq romans publiés de 2003 à 2015, décrit les « engagés » indiens du Kerala, victimes eux aussi d’une sorte d’esclavage dans l’exploitation de la canne à sucre, condamnés à rester dans la caste des pauvres et discriminés aussi pour « leur accent chuintant, roulant les R, traînant les fins de phrases » (p. 295). L’académicien Pierre Benoît rapportera de l’île où il a fait escale un de ses quarante romans (un par an) intitulé Jamrose (1946) dont l’action se passe en 1810 lorsque la flotte anglaise s’empare de l’Ile de France que les nouveaux occupants rebaptiseront Maurice. Tous les poncifs y apparaissent, « la beauté féminine, la richesse, le luxe oriental, la théâtralisation » (p. 140).

            De l’île de la Réunion, précédemment Bourbon, le Professeur Pageaux nous présente six écrivains. Louis-Timagène Houat (1801-1852), mulâtre, expulsé de l’île en 1835 pour avoir fomenté une révolte de Noirs, après avoir publié Les Marrons, dont l’action se passe en 1833 et qui décrit le destin de cinq Noirs. Dans Bourbon pittoresque, « Le Noir représente un problème social et existentiel » (p. 35). Marguerite-Hélène Mahé, disparue en 1994, évoque dans Sortilèges créoles : Eudora ou l’île enchantée (1952) le destin d’Eudora de Nadal, née en 1894, ressemblant étrangement à celui de son aïeule Sylvie de Kerouet, née en 1752 ; une esclave de cette dernière n’avait pas été enterrée religieusement ; elle deviendra une sorcière démoniaque effrayant les vivants appelée « Grand-Mère Kallé » jusqu’à ce que le fiancé d’Eudora retrouve les restes et les enterre en terre chrétienne. Alain Lorraine (1946-1999) est un poète intimiste, auteur de quatre recueils dont Tienbon le rein (« Ne faiblis pas ») qui évoquent le pays « maloya » ou le pays savannah. Chrétien de gauche, il met sa foi au service de la contestation sociale (p. 195). Anne Cheynet traduit en français sa version en créole de Les Musclés (1977). Pour elle, l’esclavage n’est pas mort à La Réunion car la dignité humaine n’est pas respectée ; « les pauvres, victimes de la société et des fraudes électorales, sont « musclés » par l’alcoolisme, l’analphabétisme, la misère, une religiosité oppressante » (p. 226). Axel Gauvin (né en 1944), agrégé de l’université, s’est fait connaître en 1979 en publiant un manifeste pour la reconnaissance du créole réunionnais Du créole opprimé au créole libéré (L’Harmattan). Poète, il est également l’auteur de cinq romans ethnographiques (p. 241). Son analyse linguistique est judicieuse : « Les gens du peuple sont habitués à tourner en dérision leur propre malheur ». La nourriture, dit-il, est un marqueur d’identité. Il cite les « produits du dehors » achetés chez le Chinois (l’épicier local) comme le saucisson de Madagascar ou la bière « du dehors » lesquels, consommés le samedi soir, rompent la monotonie de la semaine. Carpantin Marimotou décrit la « maloya » du vendredi soir ou « maloya de toute une nuit » ; il s’agit de «  la conservation rythmée, chantée, dansée d’une mémoire » (p. 266). Ce terme « maloya » est employé à plusieurs reprises dans le livre ; en fait, le maloya réunionnais, blues des anciens esclaves, verve mystique, enracinée dans le syncrétisme créole insulaire, s’est rapidement répandu dans le monde par son goût de la scansion. Bernadette Thomas dans Le Souffle des Disparus, décrit bien l’emprise des phénomènes surnaturels sur les habitants (p. 271). Georges Vally, Réunionnais ayant vécu à Madagascar, nous raconte dans  Malaria (1946) l’histoire d’un meurtre suivi de vol, commis dans la brousse malgache, en liaison avec un adultère qui fut d’ailleurs porté à l’écran dès 1943 (p. 105). La Réunion a aussi son grand poète français admiré en Amérique du Sud, en Espagne, Leconte de Lisle (p. 89). Occasion pour l’auteur de rappeler le rôle de Jean-Marie Carré, père fondateur de la littérature comparée en France et dont tous ceux qui connaissent l’Egypte ont lu avec un profond intérêt ses Voyageurs et Ecrivains français en Egypte (1933 et 1954) ainsi que celui de deux critiques réunionnais, cités tout au long du livre, et qui prirent comme pseudonyme Marius-Ary Leblond.

            L’essai XVII (p. 271) Poésies en archipel fut publié d’abord en 2010 dans la revue« Carnavalesques » (Editions K’A, Ille-sur-Têt) ; c’est une occasion pour l’auteur de présenter 27 « poètes, enseignants, artistes, acteurs, chanteurs, romanciers, journalistes, hommes et femmes de culture et de communication » (p. 300) originaires des Comores, de Madagascar, de Maurice, de La Réunion et des Seychelles, de cet « espace indiaocéanique » que le Pr. Pageaux nous amène à découvrir dans sa diversité « pour que les Français apprennent ce mot et sachent situer sur la carte ce grand plan de « bleu mascarin » (p. 301). Les lecteurs de cet ouvrage didactique mais aussi initiatique se « réapproprieront ainsi l’espace de la langue créole  et aussi de l’espace par la langue créole » (p. 323).                                                                                                     

 


 
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