Présences, résurgences et oublis du religieux dans les littératures française et québécoise

Recension rédigée par Jean Martin


           Cet ouvrage présente les actes d'un colloque éponyme qui s'est tenu à l'université de Graz les 12 et 13 décembre 2014. Ainsi que l'indique l'avant-propos, la littérature québécoise est au centre des analyses ici présentées et est envisagée dans ses rapports avec la littérature française, les deux littératures étant étroitement liées. L'origine de la littérature québécoise est un produit du renouveau spirituel engendré par la contre-réforme, ce qui amène les participants à s'interroger sur le substrat religieux des ces œuvres. Deux colloques internationaux dus aux mêmes organisateurs et consacrés à la littérature québécoise ont précédé celui-ci, l'un à Udine en 2009 et l'autre à Montréal en 2011.

            Une première section regroupe cinq interventions consacrées à la « Présence du religieux dans la littérature de la Nouvelle France et de l'Ancien Régime ».

            Klaus Dieter Ertler (Université de Graz) étudie les diverses formes du discours religieux dans les "Relations de la Nouvelle France " (1611-1673), documents qui se situent à la limite de plusieurs genres, l'ethnologie, l'histoire et la théologie, en s'arrêtant sur les récits de trois jésuites : Pierre Biard, Paul Lejeune et Jean de Brébeuf.

            Sous le titre un peu abscons de " L'invention pluriculturelle de Dieu en Nouvelle France ", Nicola Gasbarro (Université d'Udine) retrace les relations complexes entre missionnaires jésuites et tribus amérindiennes. Cet auteur voit dans le concept de Dieu qui nait du dialogue entre missionnaires et " sauvages "  " un fait social total "  (selon la formule de Marcel Mauss). Il s'est beaucoup appuyé sur les travaux de Michel de Certeau. Rappelons toutefois que Jean de Léry (p. 46) n'est pas un " prêtre réformé " mais un pasteur.

            Alessandra Ferraro (Université d'Udine) nous livre de bonnes pages sur les débuts des écritures féminines en Nouvelle France. Celle-ci fut représentée, dans le genre autobiographique, par des lettres de religieuses : elle a retenu les cas de deux épistolières, l'ursuline Marie de l'Incarnation (Marie Guyart 1599-1674) missionnaire chez les Amérindiennes et l'augustine normande Catherine de Saint Augustin (Catherine de Longpré 1632-1668), moins connue que la précédente, qui exerça son ministère de sœur de charité à l'Hôtel-Dieu de Québec. Alessandra Ferraro observe que ces lettres ont été probablement supervisées, pour tout dire censurées et peut être remaniées, par l'autorité ecclésiastique.

            Sous le titre " Plaire et instruire ", Kirsten Dickhaut  (Université de Coblence) cherche à démontrer comment Molière présente les valeurs religieuses dans L'école des femmes. Son texte est bien documenté mais peu convaincant et trop influencé par les hagiographes de cet auteur qui fut avant tout un porte-parole de la bourgeoisie sur laquelle Louis XIV entendait appuyer son pouvoir. Peut-on écrire (p. 61) que le roi est le représentant de Dieu sur terre?  (Ce rôle n'a-t-il pas  été plus souvent dévolu au pape?) C'était sans doute vrai dans le monde limité des courtisans (dont Molière faisait partie). Michelet a repris ironiquement cette assertion en voyant dans Louis XIV un dieu vivant. Dickhaut nous donne par ailleurs d'intéressantes notations sur les relations entre Guez de Balzac et Molière (qui n'appréciait guère Balzac)[2].

            Pierre Glaudes (Paris IV Sorbonne), traite des harmonies dans Atala de Chateaubriand, " ce court poème moitié descriptif, moitié dramatique " selon les termes de Sainte Beuve. On sait que le séjour assez bref de Chateaubriand en Amérique (cinq mois) ne pouvait faire de lui un bon connaisseur du Nouveau Monde. Il s'agit des harmonies entre le christianisme et une religion naturelle et universelle d'inspiration rousseauiste. Le mythe du bon sauvage transparaît. Mais Chateaubriand peut-il être considéré comme un écrivain d'Ancien Régime ?

            Une deuxième section regroupe des analyses de textes et d'auteurs qui révèlent la permanence du religieux ou le retour du sacré dans la littérature québécoise de la fin du
XIXe siècle et la première moitié du XXe. Hans-Jurgen Lüsebrink (Université de la Sarre) nous entretient de la collaboration de deux artistes, le peintre Rudolphe Duguay et le poète Nérée Beauchemin et de la diffusion de leurs œuvres dans les Almanachs populaires, périodiques très imprégnés par l'héritage catholique et canadien français traditionnel. Suivent trois contributions tournées vers la modernité québécoise sécularisée, issue de la " révolution tranquille ". Elisabeth Nardout-Lafarge (Université de Montréal), s'efforce de discerner la rémanence du religieux dans deux romans de Réjean Ducharme  (Va savoir et Gros mots) tandis que son collègue Gilles Dupuis  étudie le "Triptyque des Temps perdus" du médiéviste Jean Marcel, œuvre dans laquelle il recherche un lointain héritage chrétien antique, bien antérieur au catholicisme tridentin de la contre-réforme qui a modelé le Canada français. Sylvie Vignes (Toulouse Le Mirail)  met en lumière quelques convergences entre deux romans d'Anne Hébert (Les fous de Bassan) et de Robert Lalonde (Le dernier été des Indiens). Chez l'un et chez l'autre, Sylvie Vignes retrouve le thème de la transgression du dogme catholique. Les deux dernières communications concernent des œuvres parues aux débuts de notre siècle. Valéria Sperti  (Université de Naples) étudie la " religion du père " chez Nelly Arcan (Burqa de chair) tandis que Petr  Zylouzek (Université de Brno) analyse le roman peu connu de Jocelyne Saucier " Jeanne sur les routes ". Ces deux intervenants s'efforcent de retrouver des vestiges du sacré dans ces deux romans.

            La troisième section de l'ouvrage est consacrée à la représentation de la judéité et à l'oubli du religieux dans la fiction juive contemporaine. Elle regroupe quatre communications. Piotr Sadkowski (Université Nicolas Copernic de Torun) étudie la réinterprétation de la figure de Moïse chez Michel Tournier, Gilles Rozier et Sergio Kokis. Il s'agit de trois exemples de réécriture romanesque du récit biblique, centrée sur le patriarche, législateur du monothéisme. L'intervenant s'arrête sur le roman de Tournier Eléazar ou la source et le buisson qui décrit les mésaventures d'un pasteur irlandais, Eléazar O'Braid, auteur d'un meurtre dans son île natale, qui s'exile en Californie avec sa famille. Tournier est un grand lecteur de Chouraqui et de Bachelard et se définit comme un " naturaliste mystique ". Son héros qui, comme Moïse, traverse un désert pour parvenir en Canaan, s'interroge sur les personnalités de Moïse et de Jésus en qui il voit deux figures antinomiques tandis que son épouse Esther, d'éducation catholique, voit dans Jésus la contre figure de Moïse et la réfutation de sa rigueur. Gilles Rozier (né en 1963 de mère juive) voit dans Moïse le prophète de la finitude humaine sur laquelle (selon Sadkowski) il projette ses propres dilemmes identitaires et culturels. Sergio Kokis, écrivain et peintre balte né en 1944, établi à Montréal, nous propose dans son roman Amérika une vison kierkegaardienne de l'exode letton au Brésil. Un pasteur luthérien de Livonie, Waldemar Salis, fuyant la politique de russification soviétique, parvient à s'exiler au Brésil avec une partie de ses ouailles et c'est pour découvrir que le Brésil n'est nullement la Terre Promise dont il avait nourri ses chimères et que les embuches, pour être différentes, n'y sont pas moindres qu'en Lettonie.

            Martine-Emmanuelle Lapointe  (Université de Montréal) a consacré sa communication aux figures de la judéité dans le roman  québécois contemporain. Tous ceux qui ont parcouru Montréal n'ont pu manquer de remarquer l'importance et la visibilité de la communauté juive de cette ville. (Notamment  des hassidim du quartier d'Outremont). La romancière et traductrice Régine Robin est en bonne place dans ce texte, de même que le critique littéraire Pierre Nepveu qui a organisé en 1990 le colloque: " Montréal, l'invention juive "  et que Chantal Ringuet, auteure du guide " A la découverte du Montréal yiddish ", précieuse synthèse historique et culturelle.

            Yvonne Volkl  (Université de Graz), spécialiste de la vision du Canada dans la littérature de l'immigration juive, étudie l'étrange roman historique de Pierre Lasry  Une Juive en nouvelle France. On sait peu de choses de la vie d'Esther Braudeau (Brandao), Juive de Bayonne, un temps chocolatière à Rotterdam, puis domestique, sinon qu'elle fut la première Juive à fouler, travestie en homme, le sol québécois au XVIIIe siècle. (On sait que la législation édictée par Louis XIV interdisait aux Juifs l'accès aux colonies françaises). Cette relative ignorance du sujet laisse une certaine liberté à l'imaginaire du romancier, un Juif québécois d'origine marocaine.

            La dernière communication, celle de Jean Paul Dufiet (Université de Trente), traite de l'œuvre du romancier et cinéaste Jean Claude Grumberg. Fils et petit-fils de déportés à Auschwitz, ce dernier se définit comme Juif hors de toute appartenance religieuse. Pour Grumberg, Israël est bien la maison des Juifs, mais n'est nullement une terre qui leur a été promise par Dieu et ils peuvent parfaitement vivre et mourir en n'importe quel point de la terre, dans un monde sécularisé et désacralisé. Dans Zone Libre il s'attaque à la pratique de la circoncision et dans Vers toi, terre promise il critique l'attachement aux rites alimentaires cachers dans des familles totalement agnostiques. Dans la pièce Maman revient, pauvre orphelin Grumberg s'efforce en vain de faire parler son père mort en déportation et montre ainsi l'impuissance, ou tout au moins la faiblesse, de la fiction théâtrale.                                                                                                                



[2] "Et Balzac et Malherbe, si savants en beaux mots, en cuisine peut-être eussent été des sots." (Femmes savantes II 7)