Architectures du Vietnam colonial : repenser le métissage

Recension rédigée par Philippe David


            Hybridation (incohérente), interférences (multiples) et globalement “ rendez-vous manqué ” : ainsi pourrait-on résumer en trois mots l’histoire contrastée de l’architecture du Vietnam colonial pendant tout juste un siècle de présence française. C’est ce que révèle cette étude innovante et complexe, très scrupuleuse, précédée de longs remerciements et suivie d’une abondante bibliographie franco anglo vietnamienne de seize pages.

            Après tout, comment s’en étonner ? Un mariage colonial, donc naturellement forcé dès l’origine, ne pouvait être que faussé, déséquilibré, toujours hésitant, jamais vraiment sincère. L’architecture, peut-être plus que les autres composantes du système, a fait son intrusion dans “ une trame ancienne d’échanges antérieurs ” où allaient se poursuivre la
“ vitalité des emprunts ” et la “ profusion des références ”. Déjà, ne disait-on pas couramment dans ces pays, pour définir le bonheur absolu : “ manger chinois,  épouser une Japonaise et habiter une maison française” ?

            On sait que la séparation coloniale s’est partout faite sur des critères à la fois raciaux et sociaux mais ici, dans le domaine étudié, des forces contraires les ont en permanence freinés ou perturbés, suscitant dès l’origine d’inévitables contradictions majeures : de riches Vietnamiens et autres Asiatiques affirmaient déjà, dès les
années 1880, leur présence dans de superbes villas de style annamite, chinois, indien ou même indonésien ; les hauts et moyens mandarins de l’ancien régime impérial ne renonçaient pas à affirmer par leurs demeures leur statut social d’autrefois ; et de plus, pragmatisme oblige, il fallait bien loger et soigner, dans les villes du pouvoir, non loin des quartiers européens, la nombreuse main-d’œuvre indigène indispensable au fonctionnement de l’état colonial. En sens inverse, au moins pendant un temps, en attendant la construction de casernes et de quartiers plus modernes, nombreux étaient les coloniaux, civils et militaires, qui logeaient dans différents types d’habitations indigènes existantes et qui d’ailleurs s’en satisfaisaient, au point de donner à l’argot des tranchées de 1914-1918 le terme de “ cagnas ” directement pris au vietnamien cai-nhà. Enfin, l’architecture a longtemps été considérée, par le gouverneur général Doumer par exemple (1897-1902) comme “ attribut ” du pouvoir colonial mais pas “ agent ”, et donc non essentielle pour affirmer celui-ci, à la différence de “ l’outillage économique ”. Cette conception ne sera vraiment, mais très brièvement, renversée que pendant les années de guerre 1940-1945 du régime Decoux marqué notamment par la Cité universitaire d’Hanoï, la monumentale Foire de Saïgon de 1942 et l’équipement décisif mais désordonné de Da-Lat affirmée comme quasi capitale au prix de contradictions multiples.

            Evidemment, cette longue et indécise évolution n’a jamais visé à instaurer une parfaite égalité : unilatérale, juxtaposant les genres, les styles et les matériaux sans jamais vraiment accepter de les intégrer, “ la collaboration franco indigène ” s’est toujours accompagnée de  mélanges et de promiscuités, par exemple dans certaines zones de
“ cités ”, de “ compartiments ” et de HLM. Dans l’ensemble, en tout cas, c’est encore et toujours le logement des pauvres qui est demeuré le plus mal servi.

            Il en est résulté toute une histoire jalonnée d’intimidations coloniales hypocrites, d’influences réciproques et, surtout, de création par des architectes français puis vietnamiens courageux, d’institutions non moins combatives pour installer en Indochine, à partir des années 1920 et non sans difficulté, une architecture intelligente et relativement égalitaire. L’ouvrage rend ainsi hommage, notamment à : Le Trung Chau, premier Vietnamien porteur du titre obtenu à l’Ecole des Arts & Métiers d’Angers mais rentré au pays dès 1913 et empêché de s’en prévaloir ;  à Ernest Hébrard, présent de 1921 à 1926 ; et à Charles Batteur, attaché à la célèbre EFEO/ Ecole française d’Extrême-Orient ; ainsi qu’aux Ecoles et associations qu’ils ont fondées : l’ETP/Ecole des Travaux publics, créée en 1913 ; l’AFIMA / Association pour la formation intellectuelle et morale des Annamites, fondée dès 1919 et organisatrice des premiers concours architecturaux ; l’EBAI / Ecole des Beaux-Arts de l’Indochine, ouverte en 1925 par Victor Tardieu mais qui demeura surveillée et menacée pendant dix ans par le pouvoir hostile à la formation d’architectes indigènes. Deux d’entre eux allaient pourtant ouvrir en 1933 le premier bureau d’architectes vietnamiens et se retrouver avec de nombreux autres dans l’association
Anh-Sang, créée en 1936, émanation de toute l’élite intellectuelle. On cite encore le GFAEO / Groupement français des architectes d’Extrême-Orient, fondé vers 1940, ouvert aux Vietnamiens et actif pendant les années Decoux ; l’ordre des architectes tardivement créé en 1944 et, cette fois, parfaitement aligné sur celui de France ; et enfin, l’Union des Architectes / UAV, apparue en 1948 dans un Vietnam déjà en guerre qui draina bientôt les meilleurs d’entre eux vers le combat armé.

            L’ouvrage passe aussi en revue l’évolution technique des constructions : s’ils n’ont jamais renoncé ni au bois ni au bambou, les professionnels, vietnamiens ou français, ont rapidement adopté les tuiles et les briques modernes, le béton et le béton armé, et  surtout l’architecture métallique, très prisée mais chère. Situation absurde en effet : les riches mines de fer et de charbon du Tonkin ne disposant d’aucun haut-fourneau, le fer était nécessairement importé de France, quitte même à disparaitre pendant les années de guerre.

              Ces multiples contradictions, hésitations et interférences tout au long d’un siècle de situation coloniale encore une fois déséquilibrante amènent finalement à reconsidérer de très près le concept de “ métissage ” dans  un   chapitre VI et dernier nettement plus teinté de psychologie, voire de psychanalyse, de linguistique et de “ sociologie pragmative ” que d’architecture. On y examine de très près le comportement et les motivations profondes des imitateurs plus particulièrement vietnamiens dans un mouvement croisé général et
 permanent. “ Ils européanisent leurs intérieurs, nous annamitisons les nôtres”, disaient les coloniaux pour qui toute  “captation active ” par les colonisés était “ singerie ” à la fois ridicule et inquiétante car l’assimilation risquait d’aller trop loin. Mais la réalité fut et sera toujours bien différente car l’architecture “ reflète ” mais aussi “ génère des enjeux
sociaux ” complexes qui amalgament pouvoir et identité. S’inspirer librement depuis les temps précoloniaux de la culture des autres, Chinois ou Français, n’était pas, pour les Vietnamiens, les imiter bêtement et passivement pour renoncer à la leur et mieux s’assimiler aux maîtres de l’époque. Il restera à examiner une autre fois comment et dans quelles proportions les architectures traditionnelles ont inspiré les architectes français auteurs des superbes palais indochinois des grandes expositions coloniales de Paris et Marseille de 1900, 1906, 1922 et 1931.

                                                                                             



 
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