Là où les Nègres sont maîtres : un port africain au temps de la traite

Recension rédigée par Jean Nemo


            La formule qu’emprunte le titre date de 1753, elle a été employée par le gouverneur anglais du fort voisin de Cape Coast, Thomas Melville, pour qualifier la ville commerçante d’Annamaboe – aujourd’hui Anamabu ou Anomabu - là où les Nègres sont maîtres. Là donc où il ne faut pas envoyer un employé européen trop peu habitué ou trop malhabile à négocier avec ces « maîtres ».

            L’auteur n’est connu en France que par très peu de ses ouvrages. Professeur à l’université de Tulane (Louisiane), il s’est fait l’un des spécialistes des régions du sud des USA, celles qui ont été marquées par l’afflux d’esclaves en provenance d’Afrique, mais aussi d’autres phénomènes migratoires (les huguenots de France vers l’Amérique) ou religieux (la religion dans le sud des USA), et l’histoire de la traite transatlantique.

            Dans ce dernier domaine, tant dans le présent ouvrage que dans un précédent (Les deux princes du Calabar,2007, préfacé par Olivier Pétré-Grenouilleau), il remet en perspective l’histoire de la traite négrière et de sa complexité, des acteurs qui y ont participé. L’un de ces acteurs, essentiel et non passif, est illustré par l’ouvrage en revue, Là où le Nègre est maître. Autrement dit, ce « Nègre », ce sont les « autorités locales » et certains personnages politiques ou économiques africains marquants de différentes époques.

            Dans un premier chapitre, un très bref résumé des premiers contacts, notamment commerciaux, des Européens, d’abord portugais puis hollandais. Au XVIe siècle, le village qui prendra ensuite, dans un contexte différent, une grande importance, est fondé par des Fante venus de l’intérieur, il est connu hors d’Afrique d’abord par les Portugais, à partir des années 1430. Ceux-ci se sont vus reconnaître par une bulle papale la « propriété souveraine » de la Côte de Guinée. Ils n’ont évidemment pas les moyens d’imposer cette souveraineté et agissent par la diplomatie. En fait, ils sont à la recherche de cet or dont le pays, la Côte-de-l’Or, conservera le nom jusqu’au milieu du XXe siècle. Ils implantent les premiers forts européens, non pas bases d’appui pour une conquête que nul n’envisage mais bases à but d’abord commercial, sur des terrains concédés moyennant redevances par les autorités locales africaines.

            L’or vient de l’intérieur des terres, Annamaboe, port incommode et rocheux ne peut servir qu’au transit. Mais dès le début du XVIIe siècle, le commerce des épices en provenance d’Asie du Sud-Est et les débuts d’une économie de plantation dans le Nouveau Monde marginalisent ce commerce de l’or. Outre les échanges traditionnels (importation en Afrique d’objets divers, notamment des armes, exportation de produits vivriers à destination essentiellement des navires européens), dès la fin du XVIIe siècle la traite négrière prend de plus en plus d’importance. « Annamaboe prend place dans le monde atlantique ».

            Prendre place se traduit par des phénomènes complexes : d’abord en termes d’emprunts agronomiques au monde extérieur, celui notamment du maïs, plus rentable et nutritivement plus riche que les céréales africaines traditionnelles, sorgho et millet ; densification de l’espace rural environnant le village avec l’appel à de la main-d’œuvre servile, densification démographique d’une population plus aisée ; ensuite, adaptation des structures politiques et commerciales africaines aux conditions géopolitiques nouvelles entraînées par l’ouverture sur un Atlantique « mondialisé » dirions-nous de nos jours.

            Quelques mots ensuite sur les compétitions entre « nations » européennes qui aboutissent au seuil de la période de prospérité d’Annamaboe à une relation privilégiée entre les autorités africaines et les deux compagnies anglaises qui se voient attribuer le monopole du commerce dans la région de la Gold Coast : d’abord et jusqu’à sa faillite au début des années 1670, la CRAA (Company of royal Adventurers into Africa) puis, à partir de 1672, la RAC (Royal African Company). Si dans cette région de la côte africaine, les Anglais ont, dès cette époque, éliminé leurs concurrents européens, l’existence de leur monopole n’empêche pas, moyennant de théoriques redevances, la multiplicité des acteurs commerciaux plus ou moins aventuriers individuels.

            Les deux chapitres sont tout d’abord des chroniques vivantes centrées sur deux personnages marquants.

            Le premier, John Corrantee, cabocere, « maître absolu d’Annamaboe », d’après le jugement du gouverneur anglais du château de Cape Coast, celui qui disait d’Annamaboe qu’elle était la ville Là où le Nègre est maître. Marchand prospère, importateur de produits européens pour l’intérieur du sous-continent, exportateur pour l’essentiel d’esclaves, le plus haut magistrat de la ville, capable de lever des milliers de combattants, habile à jouer des rivalités entre Européens, habile aussi à se débarrasser de ses adversaires en les enlevant et en les embarquant, eux ou leurs familles, de force, comme esclaves. Bref, pendant près de trois décennies, il sera « le Nègre maître ».

            Le second est Richard Brew, Irlandais, agent de la RAC mais aussi commerçant qui sait être indépendant, l’un des rares Européens présents sur la longue durée, possesseur surprenant d’une abondante bibliothèque, excellent connaisseur et de la société fante et de sa langue, jouissant à la longue d’une forte influence auprès du gouvernement anglais, marié à l’une des filles de John Corrantee, fondateur à ce titre de l’une de ces familles métisses restées longtemps influentes. Personnage tout aussi roué et dépourvu de scrupules que son beau-père africain…

            Puis vient un chapitre consacré aux « processus d’asservissement à Annamaboe ». Pour un lecteur d’aujourd’hui, certains passages sont glaçants, car ce « processus » était fort souvent peu humain. Telles les scènes d’exécutions publiques et spectaculaires d’esclaves rebelles. Mais encore, plus discrètes, les ruses des piroguiers qui transportent dans les vaisseaux européens négriers et font semblant de laisser s’évader les esclaves pour mieux les rattraper. Vaisseaux qui  patientent au large jusqu’à cargaison complète, parfois des semaines.

            Le chapitre suivant décrit les relations triangulaires transatlantiques, à base de traite négrière, d’importations par les Africains, via les commerçants européens, de produits d’Europe et notamment du rhum d’Amérique, soit des « ramifications de la traite négrière ».

            Le dernier chapitre décrit la très rapide décadence d’Annamaboe avec la fin de la traite au début du XIXe siècle.

            Au passage, le lecteur aura appris comment se sont constituées des familles dites créoles, à travers des mariages « à l’africaine » limités à la durée de présence des agents européens, les préjugés tant européens qu’africains sur ceux de ces métis qui ont été abandonnés par leurs père et mère (il existait encore dans les années 1950 des appréciations du genre « ils cumulent les pires défauts des deux races »).

            « Parmi les multiples évolutions entraînées par le contact avec les Européens et l’entrée en relation d’Annamaboe avec le monde atlantique se détachent – outre la traite que nous venons de décrire – trois changements majeurs : l’introduction de la culture du maïs, la construction des forts et l’apparition des langues commerciales… ».

            Ainsi commence la conclusion de l’auteur. En fait, il a montré qu’à partir d’un substrat servile propre à l’Afrique, le développement des échanges transatlantiques, l’apparition d’économies américaines à base de plantations, certaines autorités africaines (personnes ou institutions) ont activement participé au commerce transatlantique, notamment à la traite, sans subir le diktat de l’Européen, mais marchandant âprement, sachant faire écarter les agents européens qui les gênent, sachant aussi envoyer quelques-uns de leurs enfants en Europe pour s’y instruire et se familiariser avec les mœurs européennes. « Maîtres chez eux », parties prenantes et à ce titre comptant à part entière parmi les acteurs de ce commerce transatlantique et de son économie. Lorsqu’il sera mis fin à la traite, soit à partir du début du XIXe siècle, cet acteur disparaîtra, Annamaboe redeviendra un simple port de pêcheurs. Mais, l’auteur ne le dit pas suffisamment, les descendants du « Maître Nègre » continueront à figurer parmi les familles qui comptent, tout comme un peu plus à l’est, les nombreuses familles à noms brésiliens des actuels Togo et Bénin.

            Cela va au-delà des « trois changements majeurs » signalés par l’auteur.

            Écrit d’un style alerte, avec des répétitions parfois à quelques dizaines de pages, cet ouvrage mérite la lecture. Non sans néanmoins soulever quelques observations. Le lecteur, même raisonnablement familier de l’histoire de l’Afrique, n’est pas forcément expert anthropologue  ni fin connaisseur des institutions politiques et sociales de cette région de l’Afrique. Les notions d’ « État », de « Nation », raisonnablement compréhensibles pour l’Europe des XVIe au XVIIIe siècles, ne peuvent être transcrites telles quelles dans les Afriques de ces périodes. Un minimum d’explication sur les structures sociales et politiques en vigueur parmi les différents « royaumes » de cette région de la Gold-Coast n’eût pas été inutile. Elles sont aujourd’hui connues avec une bonne exactitude. De même, les rapports de force entre ces « royaumes » auraient mérité des éclaircissements, ainsi que leur évolution après l’abolition de la traite et jusqu’à la période coloniale de la seconde moitié du XIXe siècle.

            D’une lecture attentive de l’ouvrage et notamment des remerciements de la fin, il semble ressortir qu’il est en partie le fruit d’un cycle de conférences et d’un appui donné à l’auteur par son université.

            Ces quelques observations ne sauraient décourager le lecteur de prendre connaissance de cet ouvrage. Et de lui souhaiter, après lecture, de prendre connaissance aussi de l’assez abondante littérature produite depuis quelques décennies sur l’histoire de la traite négrière et de ses acteurs africains ou métis, qui donnent encore lieu aujourd’hui à des commémorations africaines, tel le monument dressé à Ouidah au « Chacha » de Souza, célèbre négrier « brésilien » acoquiné avec le roi Guézo d’Abomey dans le trafic négrier.