Dictionnaire insolite du Cambodge

Recension rédigée par Jean Martin


            Eminent spécialiste de l’Asie, notre confrère Bernard Dupaigne nous donne aujourd’hui ce plaisant lexique du Cambodge, invitation au voyage dans laquelle le lecteur trouvera sur l’histoire, la société et le patrimoine culturel du royaume khmer, et surtout s’il a pour projet de s’y rendre, des informations qu’il ne trouverait ailleurs qu’au prix de laborieuses compilations.  En 190 entrées, une gageure qui a été heureusement soutenue, ce dictionnaire de dimensions modestes nous donne beaucoup plus qu’un lever de rideau sur ce petit pays à l’histoire mouvementée et parfois bien tragique, du moins au siècle passé, mais qui reste, envers et contre tout, le pays du sourire. Le tableau n’est pas idyllique pour autant et ne se borne pas à la vision bucolique d’un petit peuple paissant ses buffles ou cultivant ses rizières en toute sérénité bouddhique et mâchonnant son bétel au rythme du fleuve paisible, ni à celle des petits temples aux linteaux finement ciselés, dissimulés dans la jungle. Aucun des maux dont souffrent villes et campagnes, corruption, déforestation, exode rural, séquelles des années sanglantes, exploitation des jeunes ouvrières en confection, prostitution, opium et bien d’autres, n’est passé sous silence. Les minorités, notamment les Chams, ne sont pas négligées.

            L’introduction (partiellement reprise en p.4 de couverture) est un bonheur de lecture.

            Cet ouvrage mérite-t-il vraiment le qualificatif d’insolite que nous annonce son titre ? Il s’applique, nous dira-t-on, à tous ceux de la collection. Assurément si l’on en juge par l’énumération hétéroclite de certains articles-un peu inventaire à la Prévert- (mais n’est-ce pas le cas de tout dictionnaire ?) tels que « En bordure du Fleuve », « téléphones portables » « textes religieux », « vers à soie »[2]

            Si les archéologues Georges et Bernard Groslier (père et fils) ont droit à une bonne notice, et le conservateur Henri Marchal à une allusion, on peut regretter que l’œuvre de feu notre consœur Suzanne Karpelès ne soit pas évoquée. Cette éminente traductrice des manuscrits pâli, fonda l’institut d’études bouddhiques, (dans le souci de contrer l’influence de la congrégation Thommayut, inféodée à la Thaïlande).

            Certaines notices sont fort instructives. Prenons pour exemple : Norodom 1er et protectorat : l’auteur rappelle fort judicieusement que l’intervention française de 1864 a sauvé ce petit royaume d’une destruction certaine car il était sur le point de succomber à la convoitise de ses deux voisins, Siam et Viêt Nam, qui allaient se partager son territoire avec le fleuve pour frontière.  Et s’il y eut quelques brutalités fiscales et quelques révoltes ou jacqueries, notamment la guérilla qui suivit pendant deux ans le renforcement du protectorat par Jules Ferry en 1884 (certains auteurs ont parlé de Vendée cambodgienne) ou le meurtre du résident Bardez, pour des exigences fiscales, en 1925, ce fut dans l’ensemble une tutelle relativement souple, plutôt respectueuse des hiérarchies et des institutions traditionnelles, exempte des violences coloniales que l’on a pu observer en d’autres lieux.  (Il eût été bon de préciser, à propos de l’Institut Pasteur, fondé en 1953, qu’il prenait la relève d’un Institut d’hygiène et de bactériologie qui existait depuis 1914). L’article Lidar nous apprend qu’une nouvelle technique (caméra fixée à un hélicoptère et reliée à un ordinateur) a révolutionné les méthodes de l’investigation archéologique, tandis que l’article Théâtre d’ombres nous rappelle que les origines du cinéma sont peut-être plus anciennes qu’on ne serait tenté de le croire.  Les cinéastes ne sont-ils pas des montreurs d’ombres ? On croyait savoir…  

            L’humour, dans un style incisif, ne perd jamais ses droits (voir entre autres les articles bakchich, corruption, fonctionnaires, Jolie [Angélina] justice, restaurants…).

            La bibliographie, limitée à 21 titres, ne néglige aucun ouvrage important : on y trouve même « Le roi lépreux » de Pierre Benoit, auteur qui a sa place dans la littérature de gare (ou aujourd’hui d’aéroport).  Loti et Malraux ne sont pas oubliés, et un hommage mérité est rendu à la thèse d’Alain Forest qui a décrit le protectorat du Cambodge comme une colonisation sans heurts.  On eût aimé trouver mention du beau livre de Guy de Pourtalès « Nous à qui rien n’appartient. Voyage au pays khmer ».

            Ce pays joue la carte de l’industrie textile et surtout celle du tourisme, qui n’est pas exempte de risques. Jusqu’à quel point  pourra-t-il en tirer profit sans y laisser, comme son voisin de l’ouest, une partie de son âme ?

                                                                                                                



[2] Qu’il nous soit toutefois permis de rappeler (article francophonie p.55) que les cours dans les facultés étaient dispensés en Français et nondélivrés ce qui est un anglicisme.