Dieu, Allah, moi et les autres : récit

Recension rédigée par Jean Nemo


            Cet ouvrage est sous-titré « récit ». Le bandeau de l’éditeur décrète : « Une leçon d’athéisme ». Le sous-titre et le bandeau peuvent prêter à discussion.

            Il est vrai que la déjà bien fournie bibliographie de l’auteur comprend surtout des romans (dont certains furent primés), et des contes, souvent inspirés par des personnages familiers à tout musulman et à bien d’autres encore. : le prophète Mahomet, sa vie, sa révélation, racontés à plusieurs voix, sous forme de fiction, par quatre de ses proches, ses épouses, le futur premier Calife, Abou Bakr et un général conquérant. ; les voyages de Sindbad revisités à l’époque moderne, sous le règne de Chafouin 1er, envoyé au Val de Grâce pour y être soigné. Toute ressemblance avec des faits réels et encore récents n’est pas fortuite, la référence à des héros anciens et populaires pas plus.

            De même, l’auteur s’est approprié, en homme de cultures, d’autres traditions, celles par exemple des Grecs anciens avec son Chien d’Ulysse, le premier roman, vers ses trente ans, qui le fit remarquer par les éditeurs français. Mais, bien plus, ce roman annonce le mythe homérique « récupéré » pour décrire un bien triste voyage, celui de quelques jeunes désœuvrés dans une ville inventée et maudite, au nom évocateur de Cyrtha, perdue dans les désordres d’une guerre civile et sans pardon, très proche de nos temps. Le lecteur ne peut éviter de se rappeler que d’autres auteurs et non des moindres ont, il n’y a guère encore, ressuscité Ulysse dans un monde moderne sinon très contemporain : James Joyce par exemple ou encore Jean Giono. Oui mais il s’agit dans ce premier roman d’interpréter les horreurs de la guerre civile algérienne des années 1990 à l’aune ironique du mythe ancien des Ulysse et autres Cyclopes.

            Commencer une analyse de Dieu, Allah, moi et les autres  par un fort sommaire retour sur d’autres ouvrages de Salim Bachi n’est pas inutile. Car l’un des fils directeurs entremêlés de ce livre est constitué par des réflexions à bâtons rompus – ou moins rompus – sur la germination des contes et romans précédents, sur la genèse littéraire qui s’ensuit. Si le lecteur a déjà eu l’occasion d’en avoir connaissance, il apprendra aujourd’hui à les relire en cheminant de pair avec l'auteur. Sinon, il pourra être tenté d’y aller voir.

L’ouvrage ou le récit,Dieu, Allah, moi et les autres, contient également quelques courtes nouvelles ou brefs contes. Ce qui permet la promenade entre d’autres considérations plus approfondies.

            Parmi celles-ci, comment gagne-t-on sa liberté de penser, sa liberté d’être humain, en écrivant mais aussi en vivant. Et à ce propos, ce terme « récit » doit être interprété, il n’est pas question ici d’un journal, encore moins de mémoires ou autres autobiographies, le terme « chroniques », au pluriel, aurait pu aussi convenir. Car il y est effectivement question des personnages annoncés, qui feront ensemble ou séparément l’objet de courts chapitres, lesquels peuvent être lus dans le désordre.

               Quant au bandeau, il ne s’agit en aucun cas d’une « leçon d’athéisme ». Certes l’auteur explique longuement son cheminement vers l’athéisme ou plutôt la perte inéluctable de la foi. Il l’explique tout autant par ses années d’enfance dans un milieu algérien, scolaire, rude, autoritaire, étroit, mené, au sens propre, à la baguette ou plutôt à la férule, à la récitation forcée et sans la moindre glose de versets incompréhensibles du Coran. Où l’enfant se sent bien plus à l’aise à la maison devant les dessins animés de la télévision qui tournent en boucle, avec des héros et des aventures sensiblement plus à la portée de l’imagination d’enfants de guère plus de six ou sept ans.

            Un dernier mot sur le titre. On comprend mieux la séquence après avoir lu l’ouvrage : le Dieu dont il s’agit n’est pas celui des autres « gens du livre », c’est celui en qui on peut croire tout enfant car il est bon et compréhensif, de par sa nature même. Alors que le même enfant passe son temps à trembler et à mourir de peur devant les menaces permanentes et futures de châtiments effroyables, ici-bas et dans l’au-delà, telles que proclamées au nom d’Allah par des maîtres sectaires et prompts à manier la chicotte ou la férule, seule pédagogie qu’ils connaissent et pratiquent.

            Une notation des souvenirs d’un enfant de six ou sept ans lui aussi qui suivit, il y a bien longtemps, ses premières leçons de catéchisme catholique, bien avant les « aggiornamentos »des conciles du dernier tiers du XXe siècle. Certes pas de férules encore moins de chicotte, l’heure ou les deux heures hebdomadaires y consacrées n’avaient effectivement que peu de rapport avec l’école coranique ou l’école algérienne des années 1980. Mais on y apprenait que « hors de l’Église point de salut », que nous étions tous frappés d’un péché originel qui nous vouait à l’enfer sauf vie exemplaire conforme aux dix commandements de Dieu et de l’Église, qu’il fallait être à jeun depuis au moins huit heures pour communier et qu’il ne fallait surtout pas toucher l’hostie, pas même avec les dents. Si l’on a connu cette époque, on comprend aisément Salim Bachi dans ses terreurs d’enfant puis, l’adolescence venue, dans la découverte que l’on pouvait questionner cette foi aveugle et culpabilisante.

            Repositionnons l’auteur, sa chronique d’aujourd’hui et des œuvres passées qu’elle revisite

            Salim Bachi est né à Alger, a vécu enfant à Annaba. Souffrant d’une maladie congénitale qui l’a souvent tenu sinon immobilisé du moins handicapé, il a été marqué, comme ses père et mère, par le décès de sa sœur, qui souffrait du même mal. Il fut hospitalisé en France pendant près d’un an. Il a connu les débuts de la guerre civile des années 1990. Par un concours de circonstance heureux quoique provoqué par une faible santé, il peut passer en France, adolescent, une année d’hôpital. « La maladie m’a tenu à l’écart. Elle m’a sauvé. Elle m’a séparé de cette école de la barbarie lorsque j’ai quitté l’Algérie pour être soigné en
France ». Puis de retour chez lui, ses parents réussissent à le mettre à l’école française. Après avoir dans un premier temps « pris goût à la lecture grâce à Tintin, Astérix et Lucky Luke »de retour en Algérie, « j’avais perdu la langue arabe, appris à écrire en français. » Il poursuit sa scolarité à l’école française d’Annaba. Suivent quelques mots férocement ironiques sur les Français « qui se plaignent de l’enseignement français, j’ai envie de leur rire au nez ». Car en France, on apprend, en Algérie, on annone en récitant sans comprendre et à coups de férule…

            Impossible de passer en revue, encore moins de résumer, les très courts chapitres de l’ouvrage. Il y est question de sa rencontre avec Olivier Todd, avec qui il fait un pèlerinage sur les traces d’Albert Camus. Et de son premier vrai séjour en France, pendant lequel il écrit des nouvelles, des ébauches de roman, sonne sans succès chez tous les éditeurs. Et c’est pourquoi, dès alors, il choisit d’y vivre en permanence, sans pour autant rompre avec ses proches restés là-bas. Ce qui lui vaut quelques brefs retours.

            Quelques mots ici et là pour décrire son rapport à la femme, aux femmes. Éternel timide, presque longtemps puceau, des confidences intimes au style retenu…

            Rappelons maintenant que le titre de l’ouvrage est  Dieu, Allah, moi et les autres. Et que le titre du bandeau de l’éditeur est « Une leçon d’athéisme ».

« Je perdis la foi à quinze ans en lisant Rimbaud et Nietzche. Dieu était mort et Zarathoustra vint me l’annoncer en classe de seconde ». Et pourtant, « Mohammad fut à la fois le Prophète de Dieu, le fondateur d’une civilisation et un génie universel, ouvert aux autres monothéismes…Mohammad, lui, se plaisait à dire qu’il avait aimé trois choses dans sa vie : la prière, les parfums et les femmes. On gagnerait tant à le croire».

            L’auteur s’affirme d’une certaine façon partisan d’Ibn Sina, le persan plus connu en Occident, depuis des siècles, sous le nom d’Avicenne. Ce « philosophe est ainsi plus apte à expliquer le Coran que l’imam rabâchant sans cesse des  âneries ».

            Ce n’est donc pas un mécréant sans foi ni scrupule qui s’exprime de la sorte, il retrace un chemin philosophique de liberté et de jugement propre que bien d’autres, en Occident ou en Orient, ont suivi avant lui. Sans hargne, voire avec un certain respect, il devient libre penseur, plus sensible – mais sans adhésion – aux beautés des religions lorsqu’elles interrogent l’esprit. Hostile donc aux seuls pharisiens et autres imams qui se croient justes et élus parce qu’ils pratiquent suivant la lettre bornée et non l’esprit.

            Les trois premières étapes du titre ainsi explicitées, restent « les autres ». On n’aura peut-être pas, à première lecture, relevé la dédicace « à la mémoire de mon ami Hocine Ammari ».

L’un de ces « autres » et parmi les premiers, ami de longue date, depuis l’enfance et puis l’adolescence, déjà participant sous forme à peine voilée à d’autres aventures des premiers romans, il apprit sa mort par surprise et en fut tellement marqué qu’il décida de cette dédicace.

            Mais « les autres », ce sont ceux qui lui ont ouvert les portes de Paris et des éditeurs, Olivier Gicquel ou Jean-Marie Laclavetine. Ce sont les gens croisés à Palmyre, en Irlande, aux États-Unis ou ailleurs. Ce sont d’autres écrivains maghrébins « d’expression française » (il n’aime pas le terme « francophone »). Ce sont les grands auteurs qui ont marqué sa formation et ses goûts littéraires.

            Au bandeau de l’éditeur, « une leçon d’athéisme », on eût préféré « une leçon de vie et de révolte ». Car l’athéisme n’est que l’une des manifestations, non agressive, d’une liberté inquiète et d’un refus profond de l’Algérie d’aujourd’hui et d’il n’y a guère.

            Et au terme « récit » qui accompagne le titre, le lecteur qui y aura pris goût pourra, à juste titre, préférer « récits vagabonds ».