L'offrande de la mort : une rumeur au Sénégal

Recension rédigée par Jean Nemo


            Comme l’indiquent le nom de l’éditeur et celui de sa collection, cette étude du contexte, des fondements et de la nature de « la rumeur » ou tout au moins « d’une » rumeur doit être lue par un lecteur averti. D’abord peu ou prou familier des sociétés africaines en général, de la société sénégalaise en particulier. Puis raisonnablement informé de l’anthropologie en général, des anthropologies passées et actuelles à propos des sociétés africaines, de leurs cultures, de leurs croyances.

            Quelle est cette rumeur ? Elle a circulé au Sénégal en 2010, elle disait qu’un personnage à bord d’une 4 X 4 distribuait des « offrandes d’argent et de viande qui tuent ceux qui ont le malheur de les accepter ». Rumeur qui défraya les conversations peu de temps, à peine quinze jours, avant d’être oubliée, et qui fut cause de comportements inhabituels tant des donneurs que des receveurs.

            On pourrait donc la considérer comme futile et à tout prendre peu significative. Mais la « rumeur » n’est nulle part un « ragot ». On pourrait la resituer par rapport aux nombreuses rumeurs qui parcourent des localités, des régions ou des catégories sociales. Ces auteurs ont choisi d’aborder celle-ci, vite née, vite oubliée, d’un double point de vue.

            Celui d’abord de leur introduction, « Mauss au Sénégal ». Référence à l’un des pères de la sociologie moderne, celui encore de L’essai sur le don de 1925, qui attribuait au donateur comme au receveur des comportements ambivalents, à la fois contraints et intéressés de part et d’autre. La brève rumeur sénégalaise permet donc de « reprendre à nouveaux frais la question de l’ambivalence ».

            Puis viennent dans cette longue introduction plusieurs références à d’autres types de rumeurs mortifères de par le vaste monde, celles par exemple décrites dans la littérature indianiste. Mais surtout, les auteurs annoncent clairement que leur ouvrage « peut se lire comme un essai sur Mauss ». Soit, sans doute, une « montée en généralité autour de la problématique de l’ambivalence des dons et des formes d’intéressement ou de désintéressements qu’ils supposent ».

            Comme il est d’usage, cette introduction « Mauss au Sénégal » comprend la description des modalités de l’enquête, rendue difficile par le caractère volatil de la rumeur.

            La conclusion, intitulée « Sorcellerie et crise du don », semble abandonner les références initiales à Mauss. Les « rumeurs » seraient comparables aux mythes tels que définis par Lévi-Strauss, ceux qui de manière inconsciente recouvrent les contradictions latentes des sociétés.

Non pas qu’ils échappent à la conscience individuelle, les individus étant en mesure de les évaluer et d’en parler en tant que simples rumeurs, sans forcément les interpréter comme des faits réels. Mais dans le cas sénégalais comme ailleurs en Afrique subsaharienne, elles s’inscrivent dans le cadre d’anciennes croyances dans la sorcellerie.

            L’offrande de la mort est à replacer dans cette approche : il n’y est plus question de simple charité, telle que comprise par les chrétiens ou les musulmans. L’aumône serait alors « la première séquence d’un sacrifice humain…un donateur sacrifie quelqu’un en lui donnant quelque chose en sacrifice ».

            L’un des coauteurs (Julien Bonhomme) a écrit précédemment un ouvrage intitulé
Les voleurs de sexe : anthropologie d’une rumeur africaine. Pour qui a vécu en Afrique subsaharienne et a éventuellement été témoin involontaire de la manifestation psychologique, voire physique de personnes se croyant victimes de malédictions ou de prises de possession de parties de leur corps, il n’y a pas de doute quant à leur réalité pour la ou les personnes concernées.

            On peut éventuellement ne pas imputer à des « rumeurs » préalables ou simultanées ces états de possession, les « possédés » étant souvent informés de façon intentionnelle des atteintes à leur personne physique ou mentale. Mais il est clair que la « rumeur » véhicule sa menace non pas sur les individus mais de façon plus diffuse sur un ensemble social.

            Les coauteurs terminent leur conclusion en proposant de comprendre en outre les relations entre aumônes, donateurs et bénéficiaires : elles seraient aujourd’hui et au Sénégal en particulier « un enchâssement de l’économie dans la religion…spectre d’un capitalisme prédateur…mais qui fonctionnerait sur le mode de la dépossession des plus vulnérables ». Cette approche eût mérité d’être plus approfondie et, éventuellement comparée à d’autres débats plus proches et très actuels de l’opinion en France par exemple.

            Entre introduction et conclusion, dix chapitres qui décrivent l’enquête sur le terrain, les incidents ou pis causés par la « rumeur »…

            On pourra regretter l’absence de comparaisons avec ce qui s’est produit sous d’autres cieux ou d’autres contrées, dans d’autres traditions de culture ou de civilisation, mais qui semblent bien relever de « rumeurs » : Loudun, la Lettre écarlate, les sorcières de Salem…

            L’intérêt majeur de ce genre d’ouvrage normalement destiné à des pairs en disciplines scientifiques est de susciter de la part du lecteur plus généraliste la réflexion. On l’aura compris, celui-ci peut ne pas partager tous les éléments de compréhension proposés par les auteurs, il y trouvera matière à discussion éclairée. D’où la proposition du rédacteur du présent compte-rendu à son lecteur : allez juger sur pièce, ce ne sera certes pas du temps perdu.