L'expédition d'Égypte, Alexandrie et les Ottomans : l'autre histoire

Recension rédigée par Élisabeth Dufourcq


            Oui, c’est bien une tout nouvelle et très précieuse histoire de l’expédition de Bonaparte en Egypte que nous offre ici Faruk Belici, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales.

            Grâce à un colossal travail de dépouillement d’archives ottomanes, trésors des bibliothèques de la Présidence du Conseil, du Palais et du musée de Topkapi ainsi que de la Bibliothèque d’oeuvres rares de l’Université d’Istanbul, jusqu’à présent non informatisées et non traduites en français, son ouvrage offre une analyse entièrement neuve de l’expédition française d’Egypte telle qu’elle fut pressentie, observée et vécue par l’Empire ottoman. Le fonds le plus important consiste en une masse considérable et inédite d’autographes impériaux indiquant l’approbation ou la désapprobation du Sultan sur les problèmes d’arbitrage qui lui sont soumis. Il est donc passionnant de suivre de façon chronologique sa pensée, son incrédulité, son indignation devant la trahison de la Nation française dont il a jusqu’à présent plutôt favorisé les victoires récentes en assurant son approvisionnement et en affermissant indirectement sa capacité de résistance à la domination de la flotte anglaise en Méditerranée.

            Ici, le centre de l’étude n’est pas, selon l’historiographie largement hagiographique des manuels français, la relation de l’expédition et des victoires du général Bonaparte. Il est placé sur la partie ottomane et sur la stupeur provoquée par la prise éclair et l’occupation d’Alexandrie, alors-même qu’aucune guerre n’était alors déclarée entre la France et la Sublime Porte.

            Grand francophile, déterminé à moderniser l’Empire Ottoman grâce aux experts français, Selim III est d’abord informé par son ambassadeur à Paris des rumeurs qui courent à Paris sur les préparatifs d’une expédition militaire et scientifique qui partirait de Toulon pour une destination inconnue. Rumeurs auxquelles il ne croit pas mais qui se précisent malgré les propos dilatoires tenus par Talleyrand, alors ministre des Affaires étrangères du Directoire, pouvoir considéré d’ailleurs comme peu fiable par la Porte, corrompu et indigne de la France.
Annotant ces informations imprécises, le Sultan ne s’en contente nullement : « J’exige de la détermination. » Sur quoi, un conseil composé de nombreux dignitaires s’étant réuni pour discuter de toutes les dépêches et coupures de journaux décide de prendre des mesures préventives étant donné l’imprévisibilité de ces Français au pouvoir « dont on peut attendre toute sorte d’action satanique et de désordre. » Dans un premier temps, il s’agit donc à la fois de renforcer la sécurité de la Grèce que l’on croit première menacée et de reprendre rapidement en mains la situation de l’Egypte trop négligemment confiée à l’administration de mamelouks.

            Sur quoi, le haut fonctionnaire envoyé d’Istanbul pour porter ce message par voie de terre, arrive en Egypte quinze jours après la prise de Malte et deux jours après le débarquement surprise de Bonaparte à Alexandrie !

            Les archives ottomanes révèlent alors un très subtil jeu diplomatique mené par la Porte pour faciliter l’action de la marine anglaise en la fournissant en vivres, munitions et moyens logistiques, pour appuyer de toutes ses forces la riposte d’ Aboukir, sans pour autant se lier sans défense et trop durablement au pouvoir britannique.

            Perspicace et hautement civilisée apparaît aussi la réaction des autorités d’Istanbul à la propagande française qui, sous couvert de prôner la tolérance religieuse et d’attiser la résistance du peuple égyptien livré sans défense au pouvoir des mamelouks, entend bien imposer son idéologie. Il faut rappeler ici la fameuse déclaration de Bonaparte imprimée en langue arabe, tirée et distribuée en Egypte à des milliers d’exemplaires : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux, il n’y a de divinité qu’Allah ; il n’a point de fils ni d’associé dans son règne ... Trois fois heureux ceux qui seront avec nous, ils prospèreront dans leur fortune et leur rang... Mais malheur, malheur à ceux qui se joindront aux Mamelouks et les aideront à nous faire la guerre ».

            Déclaration sous forme de tracts évidemment non diffusés en France mais distribués jusqu’à Istanbul et à propos desquels les autorités se demandent : « Quand ces Français ont-ils pu apprendre la langue arabe et l’écriture islamique, en combien de temps ils les ont fait imprimer, comment en trois ou quatre jours ils se sont renseignés et ont intégré les subtilités et mystères de l’Egypte. » Loin d’être dupe, le sultan écrit au Chérif de la Mecque, aux gouverneurs de Tripoli, de Syrie, de damas et d’Egypte pour leur rappeler que ces Français révolutionnaires ont non seulement supprimé toutes les religions, mais pillé les églises arrêté leurs prêtres, mais qu’en plus ils ne croient ni à Dieu ni à l’au-delà. Ils vont même plus loin en rendant l’adultère licite et en considérant que tous les hommes sont égaux sans distinction. En attendant, et par mesure de prudence, les négociants français résidant à Istanbul, sont assignés à résidence mais ne doivent faire l’objet d’aucune vexation.

            Sans multiplier les citations de documents de première main, éclairés et étayées par des reproductions d’autographes calligraphiés et admirablement édités, on comprend grâce à ce livre exceptionnel que l’historiographie française relative à la campagne d’Egypte doit être radicalement rééquilibrée. Le jugement que portent les observateurs et les responsables de l’Empire Ottoman sur les fils de la Révolution Française ne manque pas de vigueur et témoigne de leur très haut degré de civilisation. Leur jeu diplomatique était lui-même très subtil. Plus tard, Napoléon lui-même en redécouvrira l’efficacité à ses frais lorsque, aux premiers jours de sa campagne de Russie, il apprendra que la Porte vient de signer un traité de paix avec l’Empire des Tsars.

            Au total, il s’agit là d’un ouvrage exceptionnel, ouvrant un nouveau dossier de recherches historiques et en facilitant l’accès par dix-huit documents majeurs et inédits, par un glossaire précieux ainsi qu’un index des noms de personnes et des noms de lieux.

            A lire absolument.