Comprendre les référendums de 2018-2022 en Nouvelle-Calédonie : la France ou l'indépendance, décryptages historiques, socio-économiques et communautaristes : essai

Recension rédigée par Jean Martin


            Naguère professeur d’histoire à l’université de Nouméa, Frédéric Angleviel est issu d’une famille très anciennement implantée en Nouvelle-Calédonie. Auteur d’une belle thèse sur Wallis et Futuna, il est aussi profondément attaché à sa terre natale à laquelle il a consacré divers ouvrages et articles qui le mettent au nombre des historiens reconnus de l’Océanie. Nous avons recensé dans ces colonnes son récent livre sur le drame d’Ouvéa.

            Le gros ouvrage qu’il nous propose aujourd’hui se résume à un ensemble de réflexions d’un grand intérêt sur la situation présente et à venir de la Nouvelle-Calédonie. L’historien semble donc abandonner quelque peu l’histoire pour la futurologie puisque son étude est centrée sur les deux référendums de novembre 2018 et de 2022.

            Son texte nous ouvre de fécondes pistes de réflexion sur le devenir de cette collectivité qui a grandement mobilisé l’attention de nombreux Français au cours des récentes décennies. Son ouvrage est articulé en quatre parties à l’intérieur desquelles notre auteur nous livre, certes un peu en vrac, à bâtons rompus et sans plan très cohérent, ses vues et sa manière de voir sur le devenir de sa terre natale.

            Sa terre natale et la terre de ses ancêtres. Dans une première partie (Les grands principes) Angleviel pose quelques problèmes de fond et notamment celui des rapports entre décolonisation et indépendance. Pour lui, la « décolonisation indépendance » a montré ses limites et il a beau jeu de disserter sur les difficultés dans lesquelles se débattent des Etats qui ont accédé à une indépendance insuffisamment préparée et il cite l’exemple du tout proche Vanuatu (mais quelle  autre issue que l’indépendance pouvait-elle s’offrir pour le Vanuatu ?). D’entrée de jeu, son option en faveur d’un statut de large autonomie au sein de la République transparaît clairement. Le débat sur les ombres et les lumières de la colonisation, qui occupe les pp. 73-97 et qui pose la question de savoir si elle fut ou non un crime contre l’humanité nous semble un peu éculé. La colonisation est un phénomène historique révolu certes, mais irréversible. Angleviel en fixe le terme à 1957, année de l’accession des Mélanésiens au suffrage universel. Il ne sert à rien de gémir sur le lait répandu et le pardon de l’Etat français évoqué p. 65  (en fait une demande de pardon) nous apparaît comme un geste symbolique mais assez folklorique. On serait tenté d’évoquer la chanson de Jacques Brel (Pardon de ne plus savoir qui doit nous pardonner). En revanche, il n’était pas inutile, ainsi qu’il le fait p. 99, de mettre en garde ses lecteurs contre une idéalisation du temps d’avant, autrement dit d’une vision idyllique de l’âge d’or précolonial. On a certes peine à croire que la condition des femmes mélanésiennes était aussi inhumaine que le R. P. Rougeyron l’écrivait en 1845 (p. 95).

            Dans un chapitre intitulé « La légitimité du présent » il retrace (pp. 61-63) la destinée de son ascendance en ligne maternelle depuis ses arrières grands-pères Paul-Louis Mariotti et Ernest Cornaille (chacun étant père de douze enfants) jusqu’à sa mère, caldoche de la quatrième génération.

            Car si l’appellation caldoche a longtemps été considérée comme péjorative (peut-être en partie à cause de sa sonorité), Angleviel revendique bien haut sa « caldochitude » (il semble avoir inventé ce néologisme inconnu de nous jusqu’à ce jour) et ses aïeux prolifiques ont contribué à ce « fort enracinement caldoche » évoqué p. 67.

            Dans une deuxième partie on lira des réflexions de l’auteur sur la civilisation kanak qui est d’après lui « reconnue » mais reste « méconnue ». Faut-il s’en étonner ? En a-t-il jamais été autrement dans les sociétés d’expatriés même de bon niveau intellectuel, qui la plupart du temps ignorent leur propre histoire et ne se soucient guère de ceux au milieu desquels ils vivent ?

            L’exécutif collégial (représentatif de toutes les tendances du législatif) appliqué en Nouvelle-Calédonie est une formule moins originale que l’auteur ne semble le penser
pp. 149-151. La Suisse et la généralité de Catalogne en constituent d’autres exemples.

            La notion de souveraineté partagée est envisagée p. 147 mais Angleviel n’est guère explicite à ce sujet pour la bonne raison qu’il s’agit d’un oxymore, la souveraineté étant par nature indivisible (le condominium des Nouvelles-Hébrides et peut-être la principauté d’Andorre formant les seules exceptions connues). Quant à la citoyenneté calédonienne (il est en soi assez étrange qu’une citoyenneté particulière pût être reconnue à l’intérieur de la nationalité française) il s’agit d’une simple extension de la doctrine Capitant relative à la composition du corps électoral dans les territoires soumis à référendum d’autodétermination.

            On peut regretter que l’auteur ne soit pas plus prolixe sur le cas de la Province des îles (évoquées p. 129) : les habitants des îles Loyauté dont les intérêts étaient bien défendus par les missions protestantes n’ont pas connu les abus coloniaux qui ont éprouvé la Grande-Terre et notamment la confiscation du sol. Ils forment aujourd’hui, à Nouméa notamment, une bonne partie de la bourgeoisie mélanésienne.

            On trouvera pp. 171-179 d’intéressantes observations sur la tribu de Saint-Louis qui en fait n’est pas et n’a jamais été une tribu. C’est un agrégat, sans autorité traditionnelle autre que celle de la mission. Ce « village chrétien » était une espèce de kibboutz fondé par les religieux maristes qui y regroupèrent des néophytes venus de divers points de l’île (de Poindimié notamment). Il présentait des similitudes avec des expériences analogues (villages de liberté) en Afrique Noire. Ces familles se fabriquèrent un idiome, le tayo-Saint-Louis et, bien conseillées par la mission, connurent au début des succès dans le domaine agricole  (riziculture) et de bons résultats scolaires. Il en alla différemment à partir de 1980 : la mission catholique perdit beaucoup de son influence et le régime paternaliste qu’elle avait instauré fut rejeté par une jeunesse désœuvrée, adonnée à l’alcool et au cannabis  (apparu vers 1990) qui  se mit à édifier des barrages routiers, à lapider  (caillasser selon le terme localement en usage) les véhicules de passage et à brimer par tous moyens des familles wallisiennes que la mission avait installées au quartier de l’ave maria et dont les jeunes Mélanésiens finiront par obtenir le départ, les  Wallisiens étant majoritairement anti indépendantistes. Au grand dam de ses fondateurs, la tribu de Saint Louis en est venue à ressembler à un mauvais patronage de banlieue, repaire de voyous en situation d’échec scolaire et vaguement politisés.

            Dans la troisième partie, l’auteur revient précisément sur les maux dont souffre la société néo-calédonienne (et pas uniquement kanak) : vie chère, alcoolisme, cannabis, carences du système éducatif, chômage. Il ne propose guère de solution (sinon l’ouverture d’une seconde prison en province nord) mais comment pourrait-il le faire ?

            Dans une quatrième et dernière partie, Angleviel envisage diverses hypothèses sur l’avenir institutionnel du territoire. Il n’y a certes rien de nouveau sous le soleil quand il évoque (p. 311) la nécessité de trouver une solution consensuelle. Il en est question depuis plus de vingt-cinq ans. Il s’élève contre un « référendum couperet » préconisé par les indépendantistes (qui n’ont guère de chance de l’emporter). Cette solution déboucherait sur une « indépendance sèche » dans laquelle il voit une catastrophe. Il n’est guère plus favorable à la formule d’indépendance association, jadis préconisée par Edgard Pisani (et probablement inspirée par l’exemple québécois) qui lui semble aujourd’hui périmée. Il envisage encore pp. 367-368 la possibilité d’une partition du territoire, la province sud restant dans la république tandis que les deux autres (province nord et îles Loyauté) formeraient un Etat indépendant. La France ne consentirait jamais à une telle éventualité.

P. 369, il étudie une solution plus vraisemblable qui consisterait à faire de la Nouvelle-Calédonie un Etat fédéré à la République Française (ayant lui-même une structure interne fédérale). Il reste que le fédéralisme a toujours été très étranger à la culture politique des Français. (Angleviel pourrait se reporter avec profit aux travaux du Collège d’études fédérales d’Aoste). La formule d’un statut durable conforté par une pratique référendaire (p. 341) est évidemment assez attrayante. Quant à « l’extrême prudence » dont l’Etat fait preuve à l’égard du dossier néo-calédonien (p. 373), elle n’offre en soi rien d’étonnant. Le discours de M. Philippe du 5 décembre 2017 est cité et intelligemment commenté. La politique souverainiste suggérée par le Sénat coutumier dont il est traité pp. 391-392 est sans grand intérêt. On sait qu’il s’agit d’une assemblée folklorique de notables prébendés dont l’influence, de plus en plus mal admise par les jeunes générations, est entrée en déclin.

            On relèvera quelques inexactitudes, sans doute fruits d’une écriture un peu hâtive et d’une relecture insuffisante : rappelons quand même à l’auteur que Jules Ferry était un « républicain opportuniste » mais non un radical opportuniste (p. 135). Les radicaux, peu nombreux à l’époque, étaient regroupés autour de Clémenceau.  On ne peut écrire (p. 94) que le motif de l’enfermement des Kanak n’était pas « humaniste » : il n’était pas humanitaire ce qui est différent.

            Il nous semble inexact d’écrire que l’exode des pieds noirs algériens commença au lendemain du référendum du 1er juillet 1962 (p. 366) : il avait débuté quelques mois auparavant, pratiquement au moment des accords d’Evian. L’expression « mettre sur le tapis » (p. 64) nous paraît un peu familière.

            Nous ne sommes pas en présence d’une étude scientifique mais de la « doxa »de Frédéric Angleviel, intellectuel néo-calédonien originaire de la petite commune de Farino,
au-dessus de la Foa, qui nous livre, à cœur ouvert, sa manière d’envisager les divers problèmes qu’affronte son pays, les espoirs et les craintes que cette situation lui inspire.