La parole et la substance : anthropologie comparée de l'Amérique et de l'Europe

Recension rédigée par Jean Nemo


            D’après le « Prélude », la première partie du titre aurait pu être « Entures », la seconde, plus explicite, restant inchangée. Enture, mot ancien et peu utilisé, hors spécialistes, arboriculteurs ou menuisiers, a deux sens : on ente un greffon, on assemble deux pièces de bois. Ce possible titre serait bien plus évocateur que l’actuel, La Parole et la substance, s’il parlait encore aux lecteurs d’aujourd’hui, fussent-ils raisonnablement cultivés. Trêve de considérations lexicales, abordons le fond.

            Toujours dans son prélude, l’auteur précise ses intentions : « mettre bout à bout l’Amérique et l’Europe », soit tenter de les « enter » Le pari est rude, lorsque l’on sait qu’Emmanuel Désveaux, sa bibliographie, son parcours disciplinaire en témoignent, en font un spécialiste de l’ethnographie amérindienne, celle du grand nord. Il est vrai qu’il s’intéresse aussi à la « diversité culturelle », donc entre autres à l’Europe, après avoir été le directeur scientifique du musée du Quai Branly, rattaché à l’EHESS, et surtout disciple, mais aussi critique, de Claude Lévi-Strauss. Le pari est encore plus rude lorsque l’on comprend que l’ethnographie amérindienne concerne des groupes ethniques souvent isolés les uns des autres et de tradition essentiellement orale alors que l’ethnographie européenne, souvent récente, ne peut pas ne pas être issue, pour partie, de l’écrit.

            Dans une courte première partie, intitulée « Résolutions », l’auteur fait le point de l’état récent et actuel de l’anthropologie, qui – résumé sans doute trop simpliste – a récemment renoncé à un « exotisme » souvent classificatoire, dans le sens de hiérarchisé, en comprenant qu’il n’y a plus de sociétés fermées sur elles-mêmes, qu’il n’y en a eu dans le passé que fort peu. « Qu’on le veuille ou non, le monde vit depuis un siècle une métamorphose profonde », laquelle n’est pas seulement technique mais également intellectuelle (appropriation de l’écriture, réseaux sociaux) : il n’existe plus, à de très rares exceptions près, de sociétés fermées au monde extérieur dont l’ethnographe et l’ethnologue seraient les ambassadeurs dans nos sociétés occidentales. L’histoire disciplinaire a fait que dans un premier temps, l’anthropologie en Europe s’est intéressée au proche (« paysans de Bourgogne ou des Pyrénées »), puis a compris qu’une forme inédite de globalisation mondiale cassait la notion de « l’Autre » et faisait apparaître des parentés lointaines mais anciennes entre sociétés. Cependant, enter l’anthropologie et ses sous disciplines des deux continents, l’un recélant encore quelques isolats ou grandes familles amérindiennes que l’on peut encore reconstituer, l’autre si riche d’écritures, d’interprétations littéraires et savantes.

            Claude Lévi-Strauss avait déjà décloisonné les Amériques. Ses disciples ou autres anthropologues ont plus récemment mis l’accent bien plus sur les convergences des sociétés européennes, par exemple de part et d’autres de frontières linguistiques et politiques, que sur leurs « écarts internes ». D’où les dernières phrases de cette première partie : « Surtout, il nous faut reconnaître qu’Amérique et Europe méritent qu’on leur réserve chacune un coin de table où elles seront travaillées chacune isolément et tour à tour. Il sera toujours temps par la suite de tenter un réassemblage de plus grande portée », soit la fameuse « enture ».

            On s’est longuement étendu sur cette courte première partie car elle explique de façon convaincante parce que solidement argumentée, parfois de façon fort critique à l’égard d’autres anthropologues, la démarche suivie dans l’ouvrage.

            Dans une deuxième partie, « Ethnographies américaines », l’auteur livre un certain nombre de courtes monographies de caractère typiquement ethnographique, fort intéressantes pour le lecteur non spécialiste en raison de leurs approches méthodologiques et thématiques (la guerre amérindienne, les rituels de parenté…), et conclut par un « retour aux Mythologiques », celles de Lévi-Strauss , soit un savant commentaire du « groupe de Klein » tel qu’utilisé par l’inventeur des Structures élémentaires de la parenté auxquelles l’auteur du présent ouvrage apporte des additions et des innovations.

            Une courte troisième partie s’intitule fort justement « Transitions », celles nécessaires avant d’aborder l’Europe. Soit de la « captation de l’écriture » aux « eschatologies ». Pour ces dernières, une citation qui permettra d’accéder à l’Europe : « Là où l’Occident vénère la production, l’épargne et l’investissement, les Amérindiens appartiennent à la prédation et à la dilapidation…On mesure alors combien est illusoire pour le comparatiste le désir d’aligner ce que la tradition matérialiste nomme l’infrastructure et la superstructure ». Le caractère lapidaire de ces affirmations appellerait, dans une critique plus approfondie, des questionnements nombreux. Mais passons maintenant à l’Europe ou plutôt aux « Terrains européens » comme nous y invite l’auteur à travers ces « transitions ». Et voyons au-delà de la juxtaposition quelles sont les entures envisageables.

            Le lecteur curieux et intéressé – on le serait à moins – suivra attentivement (l’attention est ici indispensable) les considérations de l’auteur sur la « la notion de transformation logique [qui] nous accompagnera pour ses retrouvailles » (retrouvailles de l’Europe, bien sûr). De Lévi-Strauss à Haudricourt (ce dernier moins connu que le premier mais guère plus récent), une démonstration « pointue » de l’usage des plans d’exploitations rurales dans l’architecture en Haute-Savoie, transition de proche en proche qui « se conforme au modèle de la variation culturelle » mais encore à des contraintes ou des modèles économiques. Une série de plans illustre les différentes variantes des chalets, de leur disposition générale à leurs fosses à purin, et selon l’élevage dominant, bovins et/ou équidés. Haudricourt professait que « la forme prise par la relation entre les humains et leurs animaux domestiques offrait l’une des meilleures clés d’interprétation de celles qui prévalaient entre eux ».

            Suivent, comme dans le cas de l’Amérique des Amérindiens, quelques essais monographiques, relatifs à la filiation de Peau d’Âne, depuis le cheval de Troie et ses narrations antiques d’avant le Virgile de l’Énéide. Relatifs encore au mariage et à la prostitution et à la pornographie et à leurs actrices et au « consommateur », le mâle en pleine époque de féminisme triomphant. Relatifs enfin au carnaval et au « joli mois de mai ».

            En conclusion, « si l’anthropologue a pu arbitrer la rivalité entre philosophie et histoire en faisant scintiller la pluralité des expériences humaines à travers l’espace, son relativisme foncier percute de plein fouet la notion même de progrès » (technique, moral…). Or « ni Lévi-Strauss, ni Foucault – que nous avons convoqué à l’occasion – ne se sont penchés sur la technique…l’un et l’autre ont beaucoup contribué en revanche à relativiser l’idée de progrès moral ».

            L’auteur affirme enfin que sa tentative de juxtaposer, ou plutôt d’enter deux continents, n’a pas réussi : « celui de grands blocs culturels qui se saisissent des phénomènes du monde… et les distribuent en des grands bancs sémantiques », contrairement à ce qu’affirmait
Lévi-Strauss dans ses Mythologies, pour qui une même rationalité de base était partagée par l’ensemble des cultures. Enture manquée donc et probablement, entre la parole amérindienne et la substance européenne.

            L’ouvrage est ambitieux, demande la plus grande attention de son lecteur, fût-il quelque peu familier de l’anthropologie. Son appareil critique répond parfaitement aux lois du genre.

On peut néanmoins se demander si l’accumulation de fort intéressantes monographies est de nature à répondre aux questions de fond et méthodologiques que se pose l’auteur. Le lecteur recenseur eût sans doute préféré une approche plus théoricienne. Cette remarque toute personnelle ne devrait pas détourner de la lecture d’autres lecteurs potentiels. Sous réserve d’une certaine culture générale de l’anthropologie, de l’ethnographie et de l’ethnologie, ils y trouveront leur compte.