À quoi sert la géographie ?

Recension rédigée par Jean-Louis Chaléard


Le volume dirigé par Perrine Michon et Jean-Robert Pitte À quoi sert la géographie a été édité à l’occasion du bicentenaire de la Société de géographie. Prévu pour clore le colloque éponyme qui aurait dû avoir lieu en avril 2021, il a été publié finalement avant lui, en raison de la pandémie de Covid qui a contraint les organisateurs à repousser la date de la manifestation en 2022. Les auteurs ont ainsi transformé leurs communications orales en contributions écrites, sans être passés par la voie des discussions et des débats propres à un colloque, mais sans que cela paraisse constituer un handicap.

Le projet est ambitieux. Alors que la géographie semble souffrir d’un manque de reconnaissance scientifique et d’une baisse d’intérêt auprès des médias et du grand public, il s’agit de montrer l’utilité de cette discipline dans un monde globalisé et d’information pléthorique. Le texte va même au-delà de ce propos. La question sur l’utilité de la géographie est l’occasion de revisiter son histoire, de la resituer dans son contexte scientifique contemporain, de montrer sa richesse. Pour mener à bien cette entreprise, ce ne sont pas moins de 46 contributeurs qui ont été mobilisés : enseignants, chercheurs, professionnels de différents secteurs de l’économie et de l’aménagement, écrivains… Les communications, à quelques exceptions près (comme celle de Paul Claval sur l’histoire de la géographie depuis l’Antiquité), sont courtes, entre 5 et 10 pages. Ce choix va de pair avec celui de donner la parole à un maximum de contributeurs aux regards différents, dans un livre qui reste de taille raisonnable.

Dans son introduction, Jean-Robert Pitte souligne à la fois l’omniprésence de la géographie dans nos vies et les reproches qui lui sont faits sur son imprécision ou son relativement faible pouvoir de séduction. Ce constat, presque un paradoxe, est une invitation à réfléchir sur la discipline. Pour ce faire, les communications ont été regroupées en 5 grandes parties qui s’enchainent de façon logique.

La première (« Qu’est-ce que la géographie ? ») s’interroge sur la place de la discipline dans le champ des sciences et sur son évolution, pour mieux cerner sa situation et son rôle actuels. L’idée est bonne d’avoir demandé, pour ouvrir la partie, à un non géographe (mais ancien professeur d’histoire-géographie en lycée), Jean Baecher, sociologue, philosophe et historien, de s’interroger sur le statut cognitif de la géographie. Il a le recul pour offrir une réflexion riche sur la place de la discipline dans le champ scientifique et sur le rôle du géographe qui « connaît la pertinence, la subtilité et la fragilité des paysages planétaires ». Les autres articles de la partie s’intéressent à l’histoire de la discipline, à celle de la Société de géographie, aux rapports géographie physique-géographie humaine. Il est fait une large place aux grands anciens et bien sûr, surtout, à Vidal de la Blache, fondateur de l’école de géographie française, à qui est consacré un article. Si beaucoup de noms illustres sont évoqués (Emmanuel de Martonne, Pierre Georges, etc.), on regrettera quelques absences, notamment celle de Pierre Gourou, à l’origine d’un courant qui fut important dans la géographie française. L’article de Sylvie Brunel qui termine la partie, essaie de mettre en évidence l’importance de la géographie, « plus que jamais nécessaire » face aux grands enjeux contemporains, entamant une réflexion développée dans la suite du livre...

Le contenu de la deuxième partie va au-delà de ce qu’annonce son titre pourtant large : « ce que peut la géographie pour le monde aujourd’hui ». Sont abordés les outils et les méthodes qui permettent d’analyser les territoires, en insistant sur leur nouveauté ou sur les nouvelles façons de les utiliser : les apports persistants du terrain, le rôle des modèles, la place des images (cartes et vidéos). Un certain nombre de contributions sont plus axées sur des champs spécifiques : certains relativement classiques (enjeux géopolitiques, stratégies militaires, aménagement du territoire, environnement, étude des populations), d’autres plus nouveaux (des pratiques sexuelles et des prisons à la datasphère et aux cybergéographies). On regrettera là encore quelques absences (la géographie du développement par exemple), mais il faut louer l’effort fait de donner la parole à des auteurs aux pratiques et aux centres d’intérêt très divers qui illustrent la vitalité de la discipline. La communication de Jean-Robert Pitte qui termine la partie est une ode aux cinq sens qui permettent d’appréhender la géographie dans sa complexité sensorielle et ouvrent de nouvelles perspectives de recherche.

La troisième partie rassemble des « paroles et témoignages de géographies de divers mondes professionnels », illustrant l’utilité des savoir-faire géographiques au-delà des connaissances académiques. Les intervenants précisent leur itinéraire et comment la démarche géographie est pour eux primordiale. Relatent ainsi leur expérience : la responsable du service infographie-cartographie du journal Le Monde ; le directeur de l’École nationale supérieure du paysage ; deux géographes actifs dans des entreprises originales, l’un au travers du rhizome entrepreneurial QualCity, l’autre qui fut employé chez de grands acteurs mondiaux (de Lafarge au Fond mondial de lutte contre le sida, la tuberculose le paludisme…) ; un spécialiste de l’édition qui nous présente « l’aventure Carto », support d’information qui met en avant les cartes comme principal instrument d’analyse géopolitique. Jérôme Fourquet et Gautier Jardon commentent les résultats du sondage de l’Ifop réalisé en mars 2021 et qui montre le faible intérêt des jeunes pour la géographie. Mais le sondage laisse aussi l’espoir d’une utilité de la discipline pour comprendre le monde actuel. Et les textes de Christian Pierret sur le Festival international de géographie de Saint-Dié et de Bruno Studer sur la nécessité de la géographie viennent conforter les éléments d’espoir et nuancer les résultats négatifs du sondage.

La quatrième partie s’intéresse à l’enseignement et aux moyens de « rendre la géographie populaire ». Beaucoup d’auteurs ici ont des liens avec l’école primaire ou le cycle secondaire que ce soit des enseignants, des inspecteurs généraux, le président de l’APHG (l’Association des professeurs d’histoire géographie)... Sont abordés les programmes scolaires, les relations avec l’histoire, les pratiques des professeurs. La plupart des types d’enseignements sont évoqués ou analysés. Parfois de façon générale (« la géographie, laboratoire de la construction citoyenne »), parfois de façon plus précise (« Apprendre la géographie par le biais de la cartographie en classe de 4ème »). Les retours d’expériences, à partir d’un sondage de l’APHP ou résultat des observations d’une inspectrice générale, font apparaître la place secondaire de la géographie par rapport à l’histoire dans l’enseignement des collèges et lycées. Beaucoup de textes regrettent que la formation des professeurs soit insuffisante en géographie tant dans le primaire que dans le secondaire. Dans le second cycle est pointé du doigt le fait que la matière est enseignée par des spécialistes d’histoire. Des propositions sont faites pour valoriser la discipline : utilisation des cartes, ouverture sur le monde, initiation précoce à l’étude du milieu local, etc. Jamy Gourmaud, journaliste dont l’entretien clôt la partie, alimente ses émissions télé à succès avec ses voyages, « qui déclenchent le questionnement et qui alimentent la curiosité », illustrant une des voies offertes à la géographie pour la rendre plus attractive.

La dernière partie, qui rassemble plusieurs « entretiens avec des écrivains géographes », permet de regarder la discipline sous un autre jour. Le long entretien entre Michel Bussi, Jean-Baptiste Maudet et Emmanuel Ruben montre les rapports proches ou lointains, mais toujours enrichissants, de leurs œuvres avec la géographie et offre une réflexion sur les relations entre l’écriture romanesque et l’écriture scientifique. Érik Orsenna détaille les raisons de son intérêt pour la géographie, « laboratoire des interactions », et pour les géographes « qui apprennent à lire la planète ». Jean-Louis Tissier et Antoine de Baecque nous entrainent pour une marche instructive en compagnie d’explorateurs, d’écrivains et de géographes depuis le XIXème siècle ; ils nous montrent tout ce que ces derniers en ont tiré à travers leurs descriptions et leurs croquis. Bien sûr, dans tous ces entretiens, une large place est faite à Julien Gracq, figure tutélaire du géographe écrivain. Au-delà, les témoignages ouvrent une réflexion sur l’apport de la géographie à la connaissance du monde, à travers notamment la façon de le regarder.

Dans la conclusion, Perrine Michon revient sur l’objet de la publication qui est de redonner une place à la discipline à la hauteur des enjeux du monde contemporain. Elle insiste sur la vision double que nécessite la géographie, centrée sur une connaissance intime des lieux, et qui doit prendre du recul pour aller au-delà : « les pieds ancrés dans la terre et la tête tournée vers les étoiles » écrit-elle. L’ouvrage se termine par un manifeste et une série de propositions de la Société de géographie, conformes à sa vocation.

Le livre, à certains égards foisonnant, parfois répétitif (il y a ainsi deux communications qui ont le même titre sur les « retours d’expérience… »), et en dépit de quelques manques déjà signalés, est riche d’une diversité de regards qui apportent des éléments de réflexion sur les multiples facettes de la géographie. Incontestablement, le fait d’avoir pu réunir des contributeurs aussi différents et souvent reconnus dans leur domaine est une réussite. Par ailleurs, la diversité n’exclut pas une réelle unité qui tient au ton et au propos : ce texte est un véritable plaidoyer pour la géographie. Partis d’un constat peu favorable, les auteurs montrent tous, à leur manière, l’intérêt de la géographie et sa capacité à faire comprendre le monde actuel. Pour autant, l’ouvrage réussira-t-il à convaincre des lecteurs non-géographes et contribuera-t-il à diffuser une image valorisée ou valorisante de la discipline ?  Il est difficile de le prévoir. Il permet en tous cas de faire le point sur l’état de la géographie au début du XXIème siècle. C’est déjà beaucoup.