La Chine et la Grande Guerre

Recension rédigée par Jean Nemo


En 2016, Li Ma projette à Saint-Valéry-sur-Somme un film documentaire ou d’actualités de 1917, reproduisant un arrêté militaire qui était affiché sur les murs : «L’accès des estaminets est interdit aux travailleurs indigènes chinois ».

Arrivée en France, en 2003, de la région de Canton, où elle est née, elle enseigne aujourd’hui à l’université du littoral Côte d’Opale. Bien que plus spécialisée dans l’histoire de son pays d’origine, elle figure parmi quelques rares autres auteurs qui ont, à l’occasion des travaux du GIP intitulé « Mission du centenaire de la Grande Guerre », ressuscité les travailleurs chinois mobilisés en masse par les Alliés.

Il convient de rappeler que si les troupes coloniales et d’autres travailleurs « coloniaux » pendant les deux guerres mondiales avaient fait depuis le début du présent siècle l’objet de nombre d’ouvrages, il n’en était pas de même pour les travailleurs chinois. Pour une raison simple : ils n’étaient pas sur le front, ils ne combattaient pas, ils étaient une force d’appoint dans les usines et les magasins de l’intendance.

Il est rendu compte par ailleurs d’un autre de ces rares ouvrages qui s’intéressent aussi à cette catégorie particulière d’immigrants : Laurent Dornel et Céline Régnard – « Les Chinois dans la Grande Guerre, des bras au service de la France », lequel se conclut par : «Sur les travailleurs chinois de la Grande Guerre, le voile se lève un peu, mais il reste encore beaucoup à découvrir.».

Que deux ouvrages presque simultanés quant à leur date d’édition traitent pratiquement du même sujet est un signal fort que ces travailleurs aux caractéristiques particulières commencent à intéresser les chercheurs.

En ce qui concerne Li Ma, cette auteure a en effet déjà organisé en 2010 un colloque dont est issu, en 2012 (chez le même éditeur, CNRS Éditions), un ouvrage publié sous sa direction, intitulé « Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale». Outre ses autres centres d’intérêt, cet ouvrage a fait date.

«La Chine et la Grande Guerre », l’ouvrage paru en 2019, même s’il en traite, dépasse singulièrement le sujet des seuls «travailleurs chinois» et replace la Chine dans une longue perspective historique, ancienne et plus récente. Le titre même confirme cette perspective, il ne s’agit plus ici seulement des «travailleurs» mais de la place de la Chine dans le conflit, replacée dans un relativement long terme.

Dans son introduction, l’auteure souligne plusieurs caractéristiques de cette « Grande Guerre » qui a bouleversé le monde entier et en a profondément modifié la géopolitique, l’ordre mondial. En outre, elle porte en elle les germes de la Seconde Guerre mondiale. Est cité un discours du Président Macron, en janvier 2018, dans lequel ce dernier a salué les sacrifices de ces «travailleurs chinois» en France. Elle rappelle que cette question est mal connue, citant au moins un auteur chinois qui en a traité en 1986, puis le colloque qu’elle a organisé en 2010. Elle précise, en terminant cette introduction, qu’elle a eu recours à des ouvrages de synthèse écrits en français, anglais, chinois et japonais.

Sa première partie traite de la façon dont le monde, notamment européen mais aussi japonais, au 19ème siècle, s’imposa à la Chine (guerres de l’opium, traités inégaux, effondrement de la dernière dynastie impériale, celle des Qing, révolution et naissance de la République). Elle insiste sur le fait qu’à l’aube de la Grande Guerre, cette nouvelle République chinoise n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle traite enfin des manœuvres japonaises pour dominer le pays, secrètes mais pas au point de ne pas inquiéter les puissances occidentales.

La seconde partie, "La Chine entre dans la Première Guerre mondiale" est plus spécifiquement consacrée à l’envoi des « travailleurs chinois » en France, par les Français ou les Britanniques. On y retrouve pour l’essentiel les constats du colloque de 2010 et ceux qui figurent dans «Les Chinois dans la Grande Guerre, des bras au service de la France», dont il a été rendu compte par ailleurs.

La troisième et dernière partie traite des «conséquences de la Première Guerre mondiale pour la Chine ». Il y est à nouveau question des «travailleurs chinois», de leur probable «éducation» syndicale, associative et politique, des conditions de leur retour. Mais aussi de l’entrée de la Chine dans l’après-guerre (présence dans la Conférence de la Paix de 1919, des revendications chinoises et des conditions rocambolesques suite auxquelles la Chine refusera le 28 juin 1919 de signer le traité de paix de Versailles. Néanmoins, un peu plus tard en 1919, la Chine signera bilatéralement un traité de paix avec l’Autriche et en 1921 un traité sino-germanique. 

La dernière phrase de la conclusion est la suivante : «La Première Guerre mondiale, si elle marque donc un tournant de l’histoire de la vieille Chine traditionnelle vers une Chine nouvelle et moderne, et bientôt communiste, va aussi lui permettre de s'envisager comme nation indépendante, responsable de son propre avenir». Ce raccourci n’est pas inexact, même s’il est un peu sommaire.

Comme on l’aura compris, cet ouvrage est fortement influencé par les travaux antérieurs de l’auteure à propos des «travailleurs chinois» en France. Ceci ne saurait être interprété comme une critique de fond car d’autres considérations sur les conditions du retour de la Chine dans la géopolitique mondiale à l’occasion de cette Grande Guerre ne manquent pas de profondeur.

L’appareil critique et les nombreuses illustrations cartographiques et d’époques diverses sont d’excellente qualité. Le lecteur, inévitablement intéressé par cet ouvrage qui relate à la fois un phénomène spécifique (les «travailleurs») et une évolution géopolitique plus globale, notera que bien de ces cartes et de ces reproductions sont probablement introuvables ailleurs car issues de sources extrême-orientales. De même, ce lecteur ne se laissera pas impressionner par le nombre de caractères chinois qui  parsèment le texte, en raison de l’intérêt pris à la lecture.

 


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