Congo en vitrine : art africain, muséologie et politique : les musées de Kinshasa et de Tervuren

Recension rédigée par Henri Marchal


Dans ce livre (paru initialement en 2015 en anglais aux presses de l’université de l’Ohio), Sarah Van Beurden, spécialisée dans les études afro-américaines et africaines, fait appel au patrimoine culturel comme moyen de légitimation du pouvoir politique et de réinvention culturelle de l’ère coloniale à la décolonisation, dans la République démocratique du Congo (RDC), sous la rhétorique de la tutelle culturelle.

L’appropriation des objets, leur circulation et leur réinterprétation dans un souci d’« authenticité » culturelle forme le cœur de l’ouvrage tandis que deux musées, le MRAC (le musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren) et le IMNC (Institut des Musées nationaux du Congo) sont les parties prenantes aux débats. Tervuren abrite l’une des plus grandes collections d’objets congolais et l’IMNC est un lieu naturel de conservation du patrimoine congolais. Ces musées participent au processus de décolonisation et servent à construire le concept d’authenticité.

A l’époque coloniale, la collecte d’objets, d’abord aléatoire, puis raisonnée, est destinée à représenter le Congo pour le public belge, au besoin en reconstruisantson passé précolonial. Les structures coloniales du savoir sont pensées autour d’une institution occidentale, le musée. L’intérêt des artistes modernes pour l’art africain suscite la collecte d’objets mués en œuvres d’art. On réimagine le colonialisme comme forme de tutelle culturelle propre à préserver les cultures indigènes. L’appropriation des objets, vue comme une action de sauvegarde, s’accompagne d’une entreprise scientifique de classification qui forge la notion d’« authenticité culturelle ». Le marché de l’art est un autre contexte dans lequel celle-ci est sollicitée sous le regard du spectateur occidental. Dès lors, les objets deviennent une ressource à protéger et une justification de la présence belge comme gardien culturel d’un Congo « authentique ». Cette qualité transforme les collections de Tervuren en sujet de négociation politique au moment de l’indépendance.

Le patrimoine culturel est considéré comme un enjeu de la décolonisation. C’est l’un des supports de la souveraineté culturelle. Les attentes des Congolais en matière d’indépendance sont façonnées par le désir de récupérer leurs ressources tant naturelles que culturelles. Elles s’appliquent à une notion de patrimoine projetée dans un contexte colonial sur des cultures non-occidentales. Le nouvel État la détourne à son profit. A son tour, il cherche à se présenter comme gardien de son propre patrimoine culturel pour obtenir une légitimité culturelle qui garantirait sa légitimité politique. Le président Mobutu (1965-1997) entend asseoir son pouvoir sur le critère de « l’authenticité ». Sa politique culturelle se caractérise par des demandes de restitution culturelle, la création d’un institut muséal au Zaïre (nouvelle appellation donnée de son temps au Congo) et une stratégie transnationale de réinvention culturelle.

La décolonisation a encouragé la redéfinition en patrimoine national des collections des musées occidentaux et plus spécifiquement de Tervuren. Elle a favorisé des accusations de « pillage systématique » du patrimoine africain dont le président Zaïrois s’est fait l’écho à la tribune des Nations Unies en octobre 1973. Les pays européens contestèrent la formulation qui faisait du colonialisme le seul responsable de la dispersion du patrimoine culturel africain. La transformation des objets africains en œuvres d’art et leur intégration dans le patrimoine mondial ont contrarié les demandes de restitutions qui se heurtaient aux exigences de bonne conservation. De fait, l’auteur n’hésite pas à rappeler que des objets disparaissaient dans les replis d’une économie informelle alimentée par le désir occidental d’art africain.

Malgré ses racines coloniales, l’institution muséale n’est pas rejetée à l’indépendance ; sa vocation évolue dans le cadre d’une politique de développement. Né des négociations sur la restitution de collections de Tervuren, l’INMZ est créé dans une double perspective. La Belgique en attend la poursuite de ses activités scientifiques et la sauvegarde au moins temporaire de ses collections. Le Zaïre en espère une base pour ancrer son identité nationale et son image tant au niveau national qu’international. Les cultures traditionnelles sont stimulées par une approche authentique moins liée aux techniques de production et aux modes d’expression traditionnels qu’à l’inspiration et aux thèmes de l’œuvre. L’institut a pour mission de récupérer le rôle de tutelle culturelle dévolu à Tervuren. Il devient à la fois un lieu de production culturelle et de lutte d’influence postcoloniale. Il met en scène les cultures zaïroises. Néanmoins, il peine à intégrer dans le patrimoine national les œuvres des peintres populaires. Privé du soutien étatique, il ne réussit plus à contrôler la création d’un récit culturel pour la nation postcoloniale. Les efforts consentis au Zaïre pour le développement culturel apparaissent de peu de poids face à l’action du président sénégalais Senghor en faveur d’un art moderne ancré dans l’africanité. Le « recours à l’authenticité » par son chef finit par justifier un autoritarisme dégagé de l’attrait d’un nationalisme culturel. L’apparence d’une tutelle culturelle l’emporte sur la création d’une véritable infrastructure culturelle pour le pays. L’enveloppe de la tutelle culturelle créée par la Belgique pour légitimer son régime colonial modela un régime postcolonial dans une nature totalitaire.

En revanche, le président Mobutu réussit brillamment à insérer son pays dans les flux culturels postcoloniaux. Par une habile politique transnationale d’expositions, il affiche son alliance avec les États-Unis pour se défaire de son passé de colonie européenne et affirmer la valeur universelle de l’art traditionnel congolais dans une reconquête de la tutelle culturelle. Plus précisément, l’exposition The Four Moments of the Sun (Washington, 1981-82), souligne la place centrale de l’art Kongo pour les cultures des Amériques et offre un lien de parenté avec les communautés afro-américaines. L’authenticité ne situe plus dans le passé africain mais se relie aux cultures hybrides du continent américain. Dans la même ligne, on se souvient du match de boxe organisé à Kinshasa entre Foreman et Muhammad Ali en 1974. Toutes ces manifestations ont contribué à rehausser le prestige du pouvoir en place, mais aussi à alimenter la controverse sur le passé colonial de la Belgique. De nos jours, la polémique perdure avec la figure décriée de Léopold II. Considéré comme un symbole des exactions coloniales, sa statue a été vandalisée en 2020.

Cet ouvrage, fort documenté, est le produit d’une synthèse d’entretiens avec de multiples acteurs et de patientes recherches dans les archives et les services publics. Il explore méthodiquement un aspect méconnu du processus de décolonisation, celui de la lutte postcoloniale pour l’émancipation culturelle. En élargissant l’horizon au patrimoine, Sarah Van Beurden apporte une contribution inédite à la compréhension des relations postcoloniales et, plus particulièrement aujourd’hui, au dossier de la restitution des biens culturels. Son discours s’inscrit dans les préoccupations qui agitent de nos jours les universités américaines.