La littérature chinoise, littérature hors norme

Auteur Léon Vandermeersch
Editeur Gallimard
Date 2021
Pages 98
Sujets Littérature chinoise
Histoire

Écriture idéographique

Chine
Cote In-12 2587 (MSS)
Recension rédigée par Chang Ming Marie Peng


Spécialiste reconnu de la sinologie, le regretté professeur Léon Vandermeersch nous livre, dans ce dernier ouvrage posthume, des réflexions sur les spécificités de la langue chinoise par rapport à celles d’Occident, qui éclairent non seulement les formes d’expression littéraire qui ont fleuri en Chine mais aussi un système politique et une vision du monde différents dont il explore les prolongements jusqu’à l’époque contemporaine en incluant aussi à son champ d’investigation le domaine de la création artistique picturale étant donné les liens étroits qui existent en Chine entre peinture, écriture et poésie dans la tradition lettrée. L’ouvrage est agrémenté de douze illustrations en couleurs de réalisations artistiques.

L’auteur commence par rappeler que la littérature provient de l’écriture mais que cette dernière a été inventée différemment selon les cultures, en Occident selon la logographie qui s’est perfectionnée en alphabétisme, en Chine selon l’idéographie dont les graphies signifient directement les signifiés linguistiques. Les divergences sont examinées d’une part à partir de la protolittérature orale dans les langues indo-européennes en Inde, chez les Hébreux, les Grecs et les Romains puis durant le Moyen Âge en Occident, et d’autre part à partir de celle oraculaire en Chine, inventée à la fin du XIIe siècle avant notre ère prenant la forme d’une langue graphique wenyan aux fins divinatoires, au service de la spéculation cognitive. Il s’agit de formules divinatoires qui se développent ensuite sous forme de discours donnant naissance à la littérature en Chine. L’ouvrage propose d’en étudier le développement à partir de la littérature d’État, antérieure à Confucius puis de celle qu’il initia, permettant le développement d’une littérature d’auteurs dont le traité des Ciselures de dragons du génie de la littérature (Wenxin diaolong) de Liu Xie (455-521) théorisa les spécificités.

En neuf chapitres, Léon Vandermeersch déploie une approche synthétique de la question. Les deux premiers évoquent la littérature d’État et les odes canoniques pré-confucéens, en rappelant le rôle des devins devenus scribes de l’administration royale dans l’élargissement de l’idéographie aux inscriptions sur vases de bronze, récompenses reçues dans le cadre de la féodalité chinoise. Ces réalisations sont à l’origine d’un corpus littéraire sur bronze (jinwen), transcrit ensuite sur des registres à partir de la dynastie Zhou. Ceci a donné naissance notamment à un système de 64 hexagrammes, issus de la manticologie, exposé dans le Canon des mutations et à un recueil récapitulatif des événements, la chronique des Printemps et Automnes, à l’origine de la littérature historique. Les chansons du canon des Odes venant d’une tradition orale ont été également prises en considération par les devins en raison de leur similitude - en tant qu’oracles naturels prévoyant la situation météorologique - avec les oracles divinatoires qui étudiaient les mutations cosmiques, ce qui leur conféra un sens politico-moral. Dans la mesure où le concept de suprasensible (xingershang) tel qu’il apparaît dans le Yijing rend compte de la loi du Ciel, les dérèglements climatiques trouvant leur explication dans des déviations politico-morales, des agents ont été chargés de recueillir la tradition orale des chansons populaires, qui fut retranscrite par des devins-scribes en langue graphique. Si la valeur oraculaire des chansons fut la raison première de leur transcription, leur valeur poétique joua par la suite un rôle dans la naissance de la littérature poétique pré-confucéenne, éclairant ainsi le lien intime unissant en Chine la poésie à « l’air du temps » (p.32).

 Les chapitres III, IV et V exposent l’intervention de Confucius et de ses disciples à partir du VIe siècle avant notre ère et l’opposition du légisme au confucianisme. Confucius procéda à une révision de toutes les archives de la royauté Zhou afin de restaurer la légitimité de ses fondements. Il révisa ainsi des textes constitutionnels tels que celui des chansons folkloriques dont il fit un « canon poétique de la morale politique « (p.37), et celui des Printemps et des Automnes, ce qui fut une révolution culturelle permettant l’émergence de la « littérature d’auteurs » (p.39). Ses disciples ont ensuite complété les Cinq Canons de Confucius par le recueil des Entretiens. L’auteur évoque aussi l’opposition à la doctrine des rites de Confucius qui s’exprima dans le Mozi, enseignements du Maître Mo et au même moment dans le Daodejing, le Canon de la Voie et de la Vertu, premier traité taoïste attribué à Laozi, qui serait une œuvre collective des opposants à la société ritualisée car ils défendaient au contraire l’idée d’un « retour à la pure nature » (p.43), mais Confucius avait ouvert la voie à la littérature d’auteurs. Le légisme (fajia) sous la dynastie des Qin, unificatrice des royaumes en un seul empire, s’opposa au ritualisme en développant un système de gouvernement totalitaire fondé sur la richesse du pays et la puissance militaire et sur la distribution entre récompenses et châtiments sur fond de centralisation du pouvoir. Ce système dictatorial fut renversé par la dynastie des Han qui fit du confucianisme une doctrine d’État mais hérita aussi du légisme et de la centralisation administrative antérieurs. Léon Vandermeersch y décèle ce qui caractérise le régime chinois depuis deux millénaires une « complémentarité […] entre un ritualisme confucianiste au plan moral et un mécanisme de type légiste au plan de la gouvernance » (p.46). Il note que Mao Zedong, admirateur du premier empereur Qin Shihuangdi, s’inspira de la tradition légiste dans la mise en place de la dictature du prolétariat, ce qui fut rectifié sous Deng Xiaoping en socialo-capitalisme dans une tradition confucianiste qui prône une harmonie sociale, mais la tradition légiste a perduré selon l’auteur, car il note que les pouvoirs publics contrôlent l’ensemble des droits sociaux et appliquent des sanctions en cas d’infraction via un outil de contrôle désormais informatique.

Le chapitre VI est consacré à la vision de la création littéraire en Chine telle qu’elle fut exposée dans les Ciselures de dragons du génie littéraire de Liu Xie, qui étudie l’art de l’écriture en référence à l’art de ciseler des bijoux de jade en forme de dragon, un écrit, selon l’auteur, aussi important en Chine que la Poétique d’Aristote en Occident. Alors qu’Aristote conçoit la création artistique comme une imitation de la nature naturante, en Chine, c’est « l’unité de l’Homme et du Ciel (tianren heyi) » qui élève « l’homme au niveau de la créativité de la nature […] non pas par imitation mais par fusion avec la nature cosmique » (p.52-53), ce dont la littérature rend compte selon Liu Xie, qui affirme que : « ce qui est le fondement du wen de l’homme s’origine dans le principe suprême, participe mystérieusement de la lumière de l’Esprit cosmique » (p.55). Léon Vandermeersch note l’importance dans la littérature occidentale de la tragédie grecque et de sa finalité morale dans la catharsis et du roman qui a pris sa suite à l’époque moderne comme expression des passions humaines car « la littérature grecque est axée sur la condition humaine » (p.58), alors que tragédie et roman sont ignorés de la littérature chinoise à l’époque de Liu Xie où la création littéraire archétypale s’identifie à la poésie comme « écriture ciselée » et non à la prose. La poésie en Chine trouve sa finalité morale dans « la résonance réciproque des émotions humaines et des souffles de la nature », elle est axée sur « le sens cosmique des choses pour révéler le mystère du supraphénoménal » (p.58).  L’auteur rappelle que la littérature est considérée en Chine comme le propre de l’homme : « ce qu’il y a d’unique dans la nature de l’homme et qui fait l’excellence de l’humain, c’est d’être le seul des dix-mille êtres à pouvoir en cultivant sa nature la surélever en culture, autrement dit en wen, en littérature » (p.60). L’auteur y voit « une affiliation idéologique de toute la littérature chinoise aux canons du confucianisme » (p.69) et de son rôle dans la structuration sociale du pouvoir.

Les chapitres VII, VIII et IX sont consacrés aux liens entre poésie et peinture, à l’apport de la langue parlée, et à la disparition de la peinture poétique chinoise suite à l’apport occidental du réalisme et de l’abstraction que l’auteur explore de l’époque des Han (IIIe siècle avant notre ère) à nos jours, en évoquant le cas de l’écriture sigillaire puis de celle de chancellerie réalisée au pinceau permettant l’essor de la calligraphie cursive qui permet une grande liberté et plasticité des tracés que l’on retrouve aussi dans les peintures sur soie. La peinture de paysage naît d’un intérêt pour la nature et sera l’expression privilégiée d’une fusion de l’homme avec la nature qui inspire à la fois la peinture et la poésie intimement liées comme en témoigne l’exemple de Wang Wei au VIIIe siècle, à la fois poète et peintre, à l’origine de la peinture lettrée. Une conversion de la langue graphique en logographie imitant la langue parlée intervient à l’époque des Tang sous l’influence des prêches des moines bouddhistes, ce qui donna naissance à la littérature bianwen inspirée de la langue parlée et qui fut utilisée pour des récits historiques et des fictions romanesques ouvrant la voie au roman et au théâtre. Ce phénomène gagna aussi la Corée, le Vietnam et le Japon en tenant compte des langues vernaculaires locales.

Le dernier chapitre rappelle que Castiglione et les pères jésuites à la cour de Chine adoptèrent les techniques picturales chinoises en les mêlant à des acquis de la peinture occidentale tels que le réalisme et le traitement de l’espace selon la perspective mais sans faire de disciples chinois, ce qui est une affirmation à nuancer car des peintres chinois à l’époque Ming avaient déjà assimilé certains procédés occidentaux comme pourrait en témoigner Zeng Jing, et le style des peintres jésuites intéressa des peintres chinois à la cour comme le montre l’exemple de Jiao Bingzhen. Une autre affirmation selon laquelle il faut attendre le 4 mai 1919 pour que les peintres chinois, tels que Xu Beihong, adoptent la peinture à l’huile occidentale (p.90) serait également à nuancer car l’adoption des techniques occidentales telles que la peinture à l’huile était déjà une réalité au XIXe siècle parmi les peintres de Canton tels que Lam Qua qui avait étudié le style du peintre anglais George Chinnery, actif à Macao. L’auteur note dans le même temps l’abandon du réalisme en Occident au profit de l’abstraction (Kandinsky, Mondrian sont cités en exemples), qui suscite plus tard l’intérêt d’artistes chinois (Wu Hua, Pan Gongkai, Zhao Wuji (Zao Wou-Ki), Jiang Dahai) mais leur approche diffère de l’abstraction occidentale en raison d’un substrat calligraphique, de la référence au cycle naturel des saisons, au souffle ou encore au noir de l’encre.

En guise d’épilogue, l’auteur remarque que malgré l’abolition de la langue graphique au profit de la langue parlée suite à la révolution du 4 mai 1919 et l’abréviation des caractères dans une version simplifiée, la littérature chinoise conserve « une dimension suprasémantique », celle de l’idéographie, absente des écritures alphabétiques et qui est comparable à la polyphonie dans la musique occidentale. Ceci souligne en définitive la dimension plastique et visuelle de l’écriture et de la littérature chinoises, aussi peut-on mieux comprendre pourquoi Léon Vandermeersch a qualifié cette dernière d’« hors norme ». 

En résumé, il s’agit d’un ouvrage qui apporte des vues synthétiques et profondes de grande qualité sur un sujet d’importance mais qui présente aussi quelques raccourcis qui auraient gagné à être plus discutés ou développés. Signalons enfin une petite coquille dans le résumé de la quatrième de couverture où la date du 4 mai 1919 est donnée par erreur en 1929.