L'Indochine écartelée : le gouverneur Jean de Raymond (1907-1951)

Recension rédigée par Jean-Pierre Bat


Le 29 octobre 1951, le gouverneur Jean de Raymond, commissaire de la République française au Cambodge, est poignardé dans sa chambre de la Résidence de France à Phnom Penh. Le crime est revendiqué comme un acte politique du « comité d’assassinat de Phnom Penh », affilié au Viet Minh. Son assassin, Pham Ngoc Lan, se révèle être un agent du Viet Minh qui est parvenu à déjouer la sécurité française pour se faire embaucher comme domestique à la Résidence de France. Cette version est révélée par l’interrogatoire de son complice, Le Van Ngot, par les services de sécurité coloniale. Cet attentat intervient à un moment particulier de regain d’activisme anticolonial en Indochine : quelques mois plus tôt le général Chanson, responsable militaire du Sud Vietnam, a été assassiné. Le choc à l’annonce du meurtre de Jean de Raymond est considérable dans l’opinion cambodgienne, indochinoise et française. Le général de Lattre de Tassigny, haut-commissaire et commandant en chef en Indochine, et le roi Norodom Sihanouk, souverain du royaume du Cambodge, pleurent la disparition de Jean de Raymond. Sa mort en pleine force de l’âge – à seulement 44 ans – prive en effet la République française d’un atout politique majeur en Asie en pleine guerre d’Indochine. Car en deux décennies, Jean de Raymond s’est affirmé comme un des meilleurs spécialistes de l’Indochine dans le monde colonial et militaire français.

Fils d’un officier général, il effectue la première partie de sa carrière dans l’armée coloniale : immédiatement après Saint-Cyr, il obtient de servir au Tonkin comme jeune lieutenant en tant que chef de poste près de la frontière chinoise (1929-1932) puis comme capitaine en tant qu’officier d’état-major à Hanoï – division Annam-Tonkin – puis administrateur à Quang-Uyen (1934-1937). Officier indigénophile, il apprend les langues et les cultures des territoires du Nord de l’Indochine (il est breveté du Centre d’études annamites). Brillant officier, il décide toutefois de quitter les armées pour passer le concours d’inspecteur des colonies à la faveur de la seconde guerre mondiale. Cette double culture professionnelle constitue sans conteste un bagage essentiel pour la suite de sa carrière. Celle-ci s’accélère quand, en 1945, il est envoyé constituer à Calcutta la mission coloniale française, institution précurseur du retour de l’administration coloniale française en Indochine à la suite de l’invasion japonaise du 9 mars. Dans le paysage politique de Calcutta, Jean de Raymond se détache rapidement comme un fin politique et connaisseur de l’Indochine : ses qualités lui valent d’être appelé comme conseiller politique fédéral du haut-commissaire à Saïgon, l’amiral Thierry d’Argenlieu.

Dès 1946, Jean de Raymond considère que c’est une solution politique qui doit être construite face aux contestations anticoloniales et tout particulièrement au mouvement communiste indochinois. Dans cette perspective, il ne faut pas, selon lui, réduire l’espace de négociation au Viet Minh mais l’élargir aux autres acteurs politiques indochinois. Les cinq années suivantes de sa vie sont consacrées à préparer l’évolution politico-institutionnelle du Laos et du Cambodge comme États membres de l’Union française, pour accompagner les mutations géopolitiques et ainsi mieux maintenir l’influence française. De 1946 à 1948, il est commissaire de la République au Laos ; après un retour à Paris en qualité de directeur adjoint des affaires politiques au ministère des Colonies en 1948-1949, il est nommé commissaire de la République au Cambodge en 1949. Au Laos, il procède à la reconquête du pays par l’armée française et à la restauration du régime monarchique au bénéfice de Sisavang Vong ; au Cambodge, il accompagne l’affirmation du pouvoir personnel du roi Norodom Sihanouk. Dans les deux cas, ces options monarchiques ont vocation à constituer une réponse politique à la menace communiste, au Viet Minh et à ses alliés tant au Laos qu’au Cambodge. La menace politique qu’il représente pour le Viet Minh apparaît évidente et permet de mieux comprendre le mobile de son assassinat en 1951.

L’intérêt de cet ouvrage réside dans son approche intime : d’une part, parce que l’auteur est le fils du gouverneur Jean de Raymond, d’autre part, parce que son livre est nourri d’un foisonnant travail d’archives (l’auteur a procédé au dépouillement et au recoupement de nombreux fonds d’archives). C’est à la fois la faiblesse et la force de l’ouvrage. Sa faiblesse, parce que le lien entre l’auteur et son objet (son père) aurait gagné à être présenté de manière plus explicite pour proposer un plus grand recul critique sur sa trajectoire à l’heure du crépuscule colonial. Sa force, parce que c’est ce lien personnel qui permet une plongée dans des degrés de précisions parfaitement rendus par l’édition de nombreuses sources d’archives, rares ou inconnues, qui se présentent au lecteur comme autant de sources de première main et de grand intérêt.

Par-delà le portrait personnel de Jean de Raymond (décrit en fin d’ouvrage par les maximes attribuées à Auguste Pavie « à la conquête des cœurs et des esprits » et à Richelieu et Descartes « agir selon l’ordre et suivant la raison »), c’est le portrait d’une époque et d’un univers de représentations coloniale en Asie qui est dressé. La galerie de personnalités politiques brossées de Calcutta à Phnom Penh en passant par Saïgon (telles que l’amiral d’Argenlieu, Léon Pignon, le général Dion, le ministre Jean Letourneau, le général de Lattre de Tassigny, ou encore le roi Norodom Sihanouk) invite justement à approcher cette culture politique coloniale en Asie qui aurait sans doute pu être mieux approfondie.

À travers la figure de Jean de Raymond, s’entrevoit le passage de la culture indigénophile des administrateurs coloniaux aux nouveaux enjeux de décolonisation et aux créations politico-institutionnelles dans l’Asie des années 1940-1950 : homme de culture(s) asiatique(s), Jean de Raymond prouve par son parcours qu’il est aussi un praticien et un théoricien de l’influence française en Asie du Sud-Est à travers la restauration de royaumes « traditionnels ». Or cette formule s’avère, du Maroc de Lyautey jusqu’au Laos et au Cambodge dans l’Union française, une stratégie (post)coloniale essentielle de positionnement de l’influence française.

En terminant le livre, on mesure le vide laissé précocement par la disparition de Jean de Raymond dans la stratégie française en Asie. Certes, d’autres gouverneurs coloniaux et d’autres commissaires de la République viennent après lui ; mais comme en 1945 à Calcutta, combien connaissent réellement l’Indochine aussi bien que lui ?

Symbole du passage du temps et des bouleversements politiques de la zone, le médaillon à l’effigie du gouverneur assassiné qui a été apposé sur la Résidence de France au lendemain de sa mort est retiré avec la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges – renvoyant un peu plus dans l’oubli collectif le destin brisé du gouverneur Jean de Raymond.

 


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