La liberté de conscience : histoire d'une notion et d'un droit

Recension rédigée par Christian Lochon


Directeur d’études à l’EPHE, titulaire de la chaire d’islam sunnite, l’auteur analyse sous forme d’une perspective chronologique des milliers de sources, de l’Antiquité à nos jours, dans le monde entier, sur la genèse de la liberté de conscience. L’index des noms de personnes (p.1127 à 1165) en compte 2111 !

M. Avon insiste sur la différence entre la liberté religieuse qui a une dimension collective et la liberté de conscience qui est la liberté de penser librement (p.13) et de n’avoir pas de religion, comme l’indique l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 : « La liberté de conscience est la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction » (p.32).

La 1e partie (p.27 à 181) est consacrée à l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Le 26 juin 1946, à San Francisco, 51 États signent la Charte fondatrice de l’ONU. Les 18 membres de la Commission des Droits de l’Homme élisent un Comité de rédaction constitué d’Eleanor Roosevelt, Peng Chun Chang (m.1957), Charles Malek (m.1987), libanais (p.36) ; ce dernier fit inscrire la « liberté de conscience » comme « droit à changer de religion ou de conviction » (p.48). Les représentants saoudien et égyptien contestèrent le sens de liberté de conscience et soutinrent qu’une musulmane ne pouvait pas se marier avec un non-musulman (p.49). Néanmoins, 51 États votèrent l’article 18 sauf le Honduras (absent), l’Arabie Saoudite, l’Afrique du Sud, le Bloc Soviétique s’abstenant.

 La 2e partie (p.183 à 393) couvre la période de l’antiquité jusqu’au XVe siècle, « long et sinueux chemin par lequel la liberté de conscience a émergé » (p.179). La conception verticale des rapports humains régnait en Égypte pharaonique, dans l’Empire Perse (p.189), l’Empire romain, « qui n’accordait aucun droit à l’être humain, les hommes étant classés par catégories » (p.221), le monde chinois antique (p.201), tandis que Platon dans La République prône que le Roi/Philosophe doit être contrôlé par la bonne religion (p.211) et qu’Aristote soutient que le principe d’un gouvernement démocratique est la liberté » (p.213). Socrate (p.399) défend la liberté intérieure, mais ce n’est pas un concept scientifique. Les Sassanides (224-651) relient politique et religion, fondée sur le zoroastrisme. Au milieu du XVe siècle, aucune société ne reconnaissait un droit à la liberté de conscience (p.393).

La 3e partie (p.395 à 548) décrit l’émergence de la liberté individuelle, de 1450 à 1720. La notion de liberté de conscience qualifie l’humanisme de la Renaissance dans un périmètre circonscrit (p.397). A partir du XVIe siècle, le syntagme « liberté de conscience » apparaît dans un conteste chrétien (p.553) chez des écrivains allemands, anglais, français, des Pays Bas ou italiens. L’Édit de Nantes (1598) l’inscrit dans le premier des articles signés en 1599 (p.504).

La 4e partie (p.549 à 731) évoque la conscience des lumières entre 1720 et 1880. Sous l’impulsion de philosophes ou de juristes, le sens de « liberté de conscience » glisse du droit à la liberté d’exercer publiquement un culte vers le droit à penser ou à croire ce qu’une personne voulait » (p.551). Louis de Jaucourt, protestant, (m.1776) rédige l’article de l’Encyclopédie Conscience, introduisant la Liberté de conscience (p.564). Voltaire inclut l’article Liberté de conscience dans son Dictionnaire philosophique (1764).

La 5e partie (p.733 à 933) décrit la lutte pour l’imprescriptibilité de la liberté de conscience vers 1880. Une action consciente de sécularisation par identification à une nation caractérise les décennies du tournant du siècle (p.737).

La 6e partie (p.935 à 1118) interroge sur une conscience en doute et une liberté en question entre 1968 et 2018. « L’adhésion, l’ignorance ou le rejet de la notion de liberté de conscience furent un indice significatif des changements de la fin des années 1960 » (p.937).

Une large part est donnée aux religions. En ce qui concerne le judaïsme, à partir du XIe siècle, les Juifs ne furent nulle part en situation d’exercer un pouvoir sur des non-Juifs (p.357). L’antisémitisme se développe dans les pays arabes, Yémen (p.105), Maroc, Tunisie (p.106) Algérie (p.108). Irak (p. 324), en Allemagne (p. 804 et 929), en Russie tsariste et soviétique (p.75 et 812).  L’ethnicisation du judaïsme (p. 156), accroché à la destinée d’Israël (p.1090), en sera une conséquence.

En islam, dès la fin du VIIIe siècle, l’École philosophique mutazilite affirme que le Coran est un texte créé et que l’homme, doué de libre-arbitre, est créateur de ses actes, contrairement aux Hanbalites qui soutenaient l’incréation du Coran et le fait que la Toute-Puissance de Dieu contraignait l’homme dans ses actes (p.297). Averroes (1126-1198) fournit le dernier effort majeur pour défendre la légitimité de la philosophie et sa compatibilité avec l’islam (p.349). En Égypte, Abd al Rahman al Suyûti (m.1505) souhaite que l’ijtihad rénove la charia, la science du hadith et la langue arabe (p.473). Au XIXe s., le Lycée Galata Saraï d’Istanbul, le Syrian Protestant College (1866)) et l’Université Saint-Joseph (1875) de Beyrouth, Dar El Ulum (1871) et l’Université du Caire (1905) formèrent des arabophones séduits par les idées libérales étrangères (p.769). La Constitution libanaise de 1926 inscrira « la liberté de conscience » dans la version française mais seulement « la liberté de doctrine religieuse » dans la version arabe. Cette deuxième version est adoptée en Égypte en 1923, en Irak en 1925, en Jordanie en 1928, en Syrie en 1930, en Tunisie en 1959, en Algérie en 1996. L’Égyptien Amin El Kholi (m.1966) réclame en vain la traduction en arabe de L’Histoire du Coran de Noldeke, préconisant une approche philologique du Coran et des études sociologiques de son milieu d’émergence (p. 1001). Le Cheikh Ahmed El Tayeb Grand Imam d’Égypte, promeut en 2010 la citoyenneté (mudawwana) pour assurer la liberté religieuse, la liberté de créativité, la liberté de recherche (p 1112). Enfin, la Constitution tunisienne de 2012 instaure la « liberté de conscience » dans son article 6 (p.1008).

Mais la répression soumet les non musulmans à de nombreuses contraintes (p.305) ; le tropisme sunnite parmi les sujets turcs ottomans prouvait que dans une société plurielle, l’identité nationale était attachée prioritairement à une confession particulière (p.738). La marginalisation des musulmans libéraux est due à Mawdudi pour lequel « la souveraineté n’appartient qu’à Dieu » (p.167), tandis qu’en Iran, Ruhollah Khomeyni promeut la « Suprématie du clerc sur le politique » et l’obligation aux Codes Civil, Judiciaire de ne s’inspirer que du Coran (p.172). L’Égypte introduit en 1981 la criminalisation du « mépris des religions » dans le Code Civil (p.1004). Pour Yadh Ben Achour « Le monde musulman se trouve être majoritairement victime de cette religion civile confondue avec l’État civil ». (p.14). En 1981, la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme à l’Unesco proclame que « les libertés de croyance et d’opinion sont subordonnées à la charia » (p.943). La Ligue des États arabes adopte un Code pénal unifié qui prévoit des limites aux libertés comme l’apostasie, punie de mort, (article 163) alors qu’en 1996, le texte fondateur de la Ligue arabe garantissait la liberté de croyance (p.951). On peut en déduire que les droits de l’homme ne relèvent pas de la tradition islamique (p.1093).

Les marqueurs religieux en Asie diffèrent. En Inde, l’hindouisme est devenu la marque exclusive du nationalisme ; 80% des Indiens sont hindous (p.990). Shri Krishna Puntambekar (m.1969) est le seul à parler de la « liberté de pensée et de conscience » comme l’une des 5 vertus individuelles prônées par l’hindouisme (p.47). L’Empire chinois se replia au XVe s. (p.535), divisé entre intégraux confucéens et libéraux réformateurs européanisés (p.823). Aujourd’hui, le gouvernement chinois reconnaît 5 religions, taoïsme, bouddhisme, islam, catholicisme, protestantisme (p.973) mais réprime violemment les Ouighours (p.977). L’Indonésie a adopté le « Pancasila » (5 règles) : Nationalisme, Sens de l’humanité, Démocratie consensuelle, Prospérité sociale, Croyance en Dieu Unique (p.97). L’Empereur japonais Meiji proclama le Shinto comme culte officiel imposé en 1869 (p.826).

L’auteur évoque souvent le rôle des Francs-Maçons : Charles Malek (p.43), d’Holbach (p.561), Al Afghani (p.775), Ahmed Riza (p.781). Ils existent dans tous les pays, tous les milieux, pratiquants de diverses religions ou athées. Au XVIIIe s., l’Empire Ottoman accueillit des loges à Smyrne, puis à Istanbul et au Caire (p.593). L’expérience en milieu maçonnique servit de relais à la diffusion d’idées libérales dans un milieu majoritairement musulman (p.688). Dans les loges orientales, la croyance à Dieu se confond avec celle du Grand Architecte de l’Univers (p.770). En France, certaines Obédiences maçonniques définissent la liberté de conscience comme impliquant la possibilité de ne croire ni en Dieu ni aux Dieux ni en une âme immortelle (p.738).

M. Avon regrette que « le droit de liberté de conscience ait fait face à plusieurs coups de boutoir durant le demi-siècle écoulé » au niveau des organismes internationaux (p.1125). Ainsi, la nouvelle décision de l’Assemblée Générale de l’ONU du 16 décembre 1966 ne comportait plus le droit de « changer de religion » mais « la liberté d’avoir ou d’adopter une religion de son choix » (p.55). De même, certains des 47 membres du Comité des Droits de l’Homme remettent en question le caractère universel de la Déclaration des Droits de l’Homme. Du coup, l’ONU évite d’analyser la manière dont les droits individuels sont ou non protégés dans les États d’Afrique et d’Asie (p.955). Il en est de même dans les sociétés occidentales des adeptes du « wokisme » ; les promoteurs des « cultural studies » soutiennent que les principes de démocratie, liberté, droits de l’homme, servent à perpétuer la domination de l’homme blanc, hétérosexuel, chrétien confessant (1040). Ces tentatives de déconstruction substituent le « plurivers » à « l’univers » (p.1048). A l’opposé, (1109) Yadh Ben Achour rappelle qu’ « au nom de la liberté de conscience, de nombreux auteurs rejettent l’idée de sanctionner l’apostasie en Égypte, au Nigeria, en Syrie » (p.1109) et pour l’ancien Ministre tunisien  de l’Éducation Mohamed Charfi « le droit musulman a besoin d’une révision globale. La liberté de conscience doit être respectée » (p.1106). En tout cas, l’établissement d’un « Indice de liberté humaine » incluant le critère de liberté de conscience, a entraîné le classement de 133 pays en 2013 à partir des données chiffrées de 2008 et constitue une espérance (p.1125).

Les lecteurs seront d’accord avec le juriste tunisien, le Pr. Yadh Ben Achour membre du Comité des Droits de l’homme des Nations Unies, pour lequel cette Histoire du monde à travers celle de la liberté de conscience était un défi. Il convient donc de résister ; Dominique Avon nous met en face de la grandeur et de la fragilité de cette liberté à acquérir malgré tous les obstacles (p.11 et 15).