Le mémorial du bagne calédonien : entre les chaînes et la terre

Recension rédigée par Emmanuel Desclèves


 L’imposant ouvrage de Louis-José Barbançon constitue une somme dédiée à l’histoire du bagne de Nouvelle-Calédonie, consécration de plusieurs décennies de recherches conduites par l’auteur sur ce sujet, ponctuées par une thèse de doctorat soutenue en 2000 et publiée sous le titre L’archipel des forçats. Histoire de la Nouvelle-Calédonie 1863-1931 (Presses universitaires du Septentrion, 2003). Cette thèse est un jalon incontournable de l’historiographie de la colonisation pénitentiaire et la première marche d’un long et méthodique travail de recherche que ce Mémorial du bagne calédonien vient consacrer avec brio.

Cette remarquable monographie à vocation patrimoniale impressionne tant par l’ampleur du sujet traité de façon exhaustive que par ses dimensions physiques : deux volumes de plus de 1 000 pages au total, près de 7,5 kg., une iconographie extrêmement riche et une histoire qui brasse tous les aspects de la mise en œuvre de la politique de colonisation pénitentiaire conduite par la France en Nouvelle-Calédonie de 1863 à 1931.

L’auteur a questionné de nombreux centres d’archives et institutions culturelles (Archives de la Nouvelle-Calédonie, Archives nationales d’outre-mer, musée de la ville de Nouméa, centre culturel Tjibaou, archives Padre Maristi à Rome, musée maritime de Nouvelle-Calédonie, etc.) et s’est assuré le concours de spécialistes et d’un comité de rédaction. Le résultat obtenu donne un ouvrage particulièrement réussi, tant du point de vue du fond que de la forme. Il s’agit indéniablement d’un « beau livre » qui offre à ses lecteurs un ensemble documentaire notamment iconographique exceptionnel par sa richesse et sa diversité. Le premier chapitre traite justement de l’illustration et donne de précieuses indications biographiques sur les photographes et les dessinateurs sur lesquels s’appuie l’iconographie. Il faut également souligner le remarquable travail éditorial conduit par l’éditeur polynésien Au vent des îles, couronné par le Trophée de la fabrication du livre 2020 par la revue Livres Hebdo et le prix Popaï du Salon du livre océanien de Nouméa.

De 1863 à 1931, la Nouvelle-Calédonie est connue sous le nom de « la Nouvelle ». Vingt-deux mille transportés des travaux forcés, plus de 4 000 déportés politiques issus essentiellement de la Commune de Paris, près de 4 000 relégués en majorité récidivistes de délits mineurs, auxquels il faut ajouter plus de 1 000 femmes, débarquent à Nouméa, faisant de cette terre kanake du Pacifique Sud, l'archipel des forçats. Ces marginaux de la société française vont devenir le noyau de la société coloniale calédonienne. Largement majoritaire face aux colons « libres », la plupart des anciens forçats ou déportés politiques vont en effet rester dans la colonie et y fonder leur famille. Une particularité propre à la Nouvelle-Calédonie qui la rapproche plus de l’Australie et la Nouvelle-Zélande en terme d’immigration européenne, que des autres îles du Pacifique.

Louis-José Barbançon retrace l'histoire de la Transportation des forçats à « la Nouvelle ». Une histoire vécue à travers l'exemple du premier convoi de 250 forçats de l'Iphigénie, arrivés dès 1864. Le dernier convoi de bagnards est arrivé en 1897 à Nouméa, mais la fin officielle du bagne n’est prononcée qu’en 1931. Comme l'écrit l'auteur : « dans un pays d'immigration, l'importance dévolue aux premiers arrivés, pionniers volontaires ou malgré eux, reste une dominante de la conscience collective. On a les Mayflower qu'on peut ». « La colonisation pénale a été une forme de colonisation d’État, qui a permis le peuplement. C’est cela qui rend le bagne spécifique car il est, avec la colonisation libre, une des matrices de la société calédonienne », insiste M. Barbançon, lui-même héritier des deux types de colonisation. 

L’auteur suit ces premiers transportés dans une étude exhaustive de leurs dossiers individuels, de leurs origines et de leur devenir personnel sur près de six décennies. Ce ne sont donc pas des forçats virtuels qui sont mis en scène, mais bien des hommes de chair et de sang replacés dans le contexte historique d'une terre de bagne, face à la répression ou à la réhabilitation. L'originalité de ce travail de mémoire tient avant tout dans le fait qu'au-delà des lois, des statistiques, de la chronologie, l'auteur tente de donner la parole à des femmes et à des hommes de rien dont il est lui-même originaire, faisant accéder ces oubliés de toujours, comme l'écrit en préface Michelle Perrot « à la dignité de l'Histoire ».

« Ce n’est pas une histoire du bagne », tient à préciser Louis-José Barbançon. « C’est un ouvrage que l’on peut ouvrir sans commencer par le début », puisque cette œuvre se veut thématique. Le livre est parsemé d’un bon millier d’illustrations. « Ce sont des illustrations avec des témoignages des anciens condamnés » a précisé l’auteur. « J’ai redonné la parole à ceux qui ne l’ont pas eue, une façon de redonner vie aux bagnards ». Et « ce n’est pas qu’une histoire de blancs non plus ». 115 Kanak ont été prisonniers, mais aussi plus de 500 Italiens, des Belges, des Suisses, tout comme des Algériens et d’autres peuples des colonies françaises.

« De ce bagne est issu une société » avoue l’auteur, qui « est sortie de la vision importée ». En tant que descendant de bagnard, Louis-José Barbançon estime avoir « une légitimité à parler ». « On n’a pas le même regard quand on est impliqué, il faut s’en méfier mais cela est un carburant », reconnaît l’historien.

Le premier volume traite du « Malheur », terme par lequel les condamnés désignaient leur condition de forçats. Un « malheur » qui débute en général à Toulon puis Saint-Martin-de-Ré et se poursuit sur les convois maritimes jusqu’à l’île Nou, où ils deviennent les « gens d’en face » aux yeux de la société de Nouméa. Autant de phases successives présentées en plusieurs chapitres qui présentent également l’activité et la vie du personnel de l’Administration pénitentiaire - qu’il soit militaire, civil, médical religieux ou encore kanak. À l’ombre du « malheur », d’autres facettes du bagne sont explorées : l’île des Pins, les minorités étrangères, arabes, asiatiques, kanak ou encore la fanfare et les artistes du bagne. Enfin, vient le sombre chapitre des punitions, des chaînes, des bastonnades, des instruments de torture, du quartier cellulaire de l’île Nou, du camp Brun, le camp de l’horreur et des exécutions à la guillotine.

Le second volume aborde le thème du travail forcé qui se décline en de multiples activités : corvées sur et en dehors de l’île Nou, travail dans les carrières ou au four à chaux, affectation dans les fermes pénitentiaires ou dans les établissements agricoles ou forestiers de l’AP, Bacouya, Prony, engagements chez les colons ou au profit des sociétés minières par les « contrats de chair humaine ». Le bagne devient bâtisseur, entrepreneur de travaux publics et l’abondance de sa main-d’œuvre en fait le principal consommateur de la colonie.

Suivent enfin les chapitres consacrés à la réhabilitation avec la présentation des centres de concessionnaires, Bourail, La Foa-Fonwhari, le Diahot et Pouembout-Koniambo. La formation ou la reconstitution de familles étant au cœur de la politique de colonisation pénale, les femmes au bagne, le devenir des enfants, les internats de l’AP sont tout autant de sujets qui, avec la libération et la condition des libérés, précèdent la longue agonie du bagne calédonien.

Cette exceptionnelle monographie s’offre comme un mémorial destiné à tous les descendants, acteurs et victimes de cette histoire, de façon qu’ils puissent mieux la connaître et la comprendre dans la perspective de cette « communauté de destin » que l’auteur appelle de ses vœux, avec le peuple kanak auquel ce passé colonial les a indéfectiblement liés.