Révolution et sorcellerie : une ethnologue au Burkina Faso

Recension rédigée par Jean-Marie Breton


Ce livre est le récit passionné et passionnant du parcours d’une jeune ethnologue qui découvre, fin 1982, son premier terrain d’enquête, chez les Bissa, une ethnie de cultivateurs frontaliers de la Côte d’Ivoire, du Ghana et du Togo dans le Sud-Est de l’ancienne Haute Volta.

Celle-ci va devenir le Burkina Faso, sous l’impulsion du capitaine Thomas Sankara, « président des pauvres » devenu une légende de l’anti-impérialisme en Afrique, qui dirigea ce pays de 1983 jusqu’à son assassinat, en octobre 1987.

L’auteure, depuis lors anthropologue chevronnée, a passé alors plusieurs années entre « son » village de Balaré et Ouagadougou où elle dirigeait l’ONG « Action Internationale contre la Faim ». Elle a travaillé ensuite pendant plus de 20 ans avec les organisations inter-nationales sur les liens entre les habitants, les territoires et les grandes infrastructures (particulièrement les barrages) dans plusieurs pays d’Afrique et d’Asie, puis, plus récemment, en France, sur le patrimoine, l’histoire et la mémoire dans la vallée de la Dordogne, à partir des archives orales. Elle a publié de nombreux travaux scientifiques et littéraires.

Armelle Faure livre dans ce dernier ouvrage, un témoignage singulier « vu du village » par une observatrice qui s’est immergée dans la communauté Bissa et s’est impliquée, en « sympathisante », dans les péripéties de la révolution des années Sankara vécues par ses hôtes, dans la trame du quotidien. Enquêtrice engagée aux côtés des villageois, la jeune ethnologue ne prétend pas maintenir une neutralité scientifique distanciée, vis-à-vis de son objet d’étude, mais partager, avec ceux qui sont devenus ses amis, les réalisations, les contradictions et les utopies d’un monde rural soumis à de lourdes mutations.

Le titre de son ouvrage, « Révolution et Sorcellerie », suscite intérêt et curiosité par ce qu’il annonce d’une incompatibilité entre deux pratiques sociales et politiques antinomiques. Mais il ouvre sur un questionnement beaucoup plus large : les difficultés à établir un nouvel État, moderne et démocratique, qui se veut, par un bouleversement radical, au service du peuple, alors que celui-ci inscrit sa vie dans le champ stable des usages de l’habitus traditionnel, difficilement conciliable avec le changement.

Le travail ethnographique s’imbrique, en l’occurrence, avec le processus révolutionnaire et l’appropriation qui en fut faite, vécue, ou subie, par les Bissa, une des ethnies minoritaires d’un pays largement dominé par la puissance des Mossi.

L’ambition  de l’étude va donc bien au-delà de la sorcellerie, en tant  que pratique magique, et aborde tous les aspects des transformations assignées à la paysannerie par les nouvelles directives politiques : la gestion foncière coutumière, déstabilisée par les projets de réforme agraire ; les concurrences de hiérarchies du pouvoir, entre chefferies et CDR (comités de Défense de la Révolution) ; la difficulté des relais entre l’État et le monde rural ; les tensions au village entre les convictions sankaristes des uns, les « révolutionnaires », et l’attachement des autres, les « féodaux », aux valeurs ancestrales des Bissa ; les ruptures entre la gérontocratie de « l’ordre des ainés » et la jeunesse, et l’expression de ces différents antagonismes dans la représentation et les pratiques religieuses liées aux rites et aux « génies »,  jusqu’à la sorcellerie usant des méthodes d’intimidation et d’empoisonnement.

Toute cette problématique n’est pas déclinée en savantes démonstrations, mais se déploie en creux dans la chronique mouvementée des équipées de la jeune ethnologue, à pied,en mobylette, en taxi-brousse, ou à cheval, dans cet espace social qui « bouge et débat » entre les cabarets de « dolo » et les génies du lac Wozi, épicentre des cérémonies religieuses. Ce monde des génies est approché grâce à une « affinité mystérieuse » développée avec Baïongo, le plus grand chasseur et devin de la forêt, auprès de qui la narratrice trouvait paix et compréhension, tout en recueillant les matériaux de sa recherche anthropologique sur le monde des génies, ses éléments, ses symboles et ses rites.

Cette approche holistique des années Sankara, au-delà des matériaux et informations factuels,de grande qualité, qu’elle livre au lecteur, est aussi un bel exercice littéraire, subjectif autant qu’ethnographique. Pour la connaissance de ce moment très particulier de l’histoire du Burkina Faso, il présente l’originalité et l’utilité de permettre d’accéder à l’impact des réformes menées à marche forcée par le Conseil National de la Révolution, à travers le vécu de leur cible principale, les citoyens paysans, qui constituaient l’écrasante majorité du peuple burkinabé et la clé de voute des projets sociaux de Thomas Sankara.

A propos du style alerte et émouvant du récit, de ses anecdotes savoureuses, de son inspiration esthétique, de son mélange de rigueur d’investigation, de romantisme, et d’aventure personnelle, en écho à l’épopée sankariste, on appréciera, avant de refermer le livre, la postface pertinente que lui a donnée le philosophe Lazare Ki-Zerbo, fils de feu le grand historien africain, Joseph Ki-Zerbo.

Révolution et sorcellerie », un livre d’Armelle Faure à découvrir avec plaisir et intérêt et à diffuser. Cette lecture intelligente, drôle, sensible, vivifiante et impliquée des événements de la période de chambardement tous azimuts- dont beaucoup d’éléments restent à ce jour encore insuffisamment analysés - traversée, sous le gouvernement de Thomas Sankara par le « Pays des hommes intègres », aide à comprendre pourquoi ce dirigeant inspiré a échoué dans sa grande réforme sociale et politique.

Mais aussi comment son image de héros visionnaire est restée, pour beaucoup de jeunes Africains, celle de la tragédie d’une occasion manquée.

Révolution et sorcellerie d’Armelle FAURE a obtenu le prix Louis CASTEX décerné en 2021 par l’Académie française