Journal de guerre de Marguerite Lebrun, épouse du dernier président de la IIIe République

Recension rédigée par Jean Martin


Née en 1878, Marguerite Nivoit appartenait à une famille de la haute bourgeoisie parisienne d’origine ardennaise. La bourgeoisie polytechnicienne serait-on tenté de dire, car on y trouvait plusieurs polytechniciens tels son père qui fut inspecteur général et directeur de l’école des Mines et son grand-père maternel, Emile Malézieux, ingénieur des Ponts et Chaussées. Elle fut une brillante élève de l’institution Adeline Désir (établissement huppé que fréquenta plus tard Simone de Beauvoir), obtint le brevet supérieur mais ne poursuivit pas ses études au-delà. Ce n’était d’ailleurs guère l’usage pour les jeunes filles de son temps et de son rang. Elle étudia les langues vivantes, s’intéressa aux beaux-arts, au théâtre, à la musique et aux sports. A vingt-trois ans, elle épousa Albert Lebrun, un jeune député de la Meurthe-et-Moselle, (le plus jeune de sa législature) ingénieur des Mines, sorti major de Polytechnique et de l’école des Mines, dont tout laissait présager qu’il était promis à une brillante carrière politique, mais d’origine plus modeste que la sienne. Elle fut pour le jeune parlementaire, bientôt ministre des colonies, une compagne dévouée, fidèle, très cultivée, très appréciée de ses invités.

Dès l’âge de treize ans, et comme un certain nombre de jeunes bourgeoises, Marguerite Nivoit s’était adonnée à l’écriture de son journal intime. Son arrière-petit-fils, Eric Freysselinard, agrégé d’espagnol et énarque, aujourd’hui préfet de la Meurthe-et-Moselle, a entrepris la publication de la partie de ce journal qui couvre les « années noires » 1940-1945, et s’étend jusqu’à 1947, année qui vit la disparition de Madame Lebrun. Nicolas Rousselier, maître de conférences à l’IEP de Paris, a doté ce recueil d’une brillante préface. 

Par définition, le journal intime n’est pas écrit pour l’édification des lecteurs et il serait vain de vouloir rechercher dans celui-ci les efforts d’introversion ni les effets littéraires que l’on peut trouver sous la plume d’Amiel, de Benjamin Constant ou de Maine de Biran, mais simplement la chronique et les réflexions d’une grande bourgeoise reléguée par les circonstances dans une petite ville de province et affrontant les rigueurs du temps avec courage, dignité et un patriotisme intransigeant.

Cinq jours après le vote de l’Assemblée Nationale qui confia les pleins pouvoirs au maréchal Pétain (10 juillet 1940), les Lebrun quittèrent Vichy et, comme ils ne pouvaient songer à rentrer en zone occupée, ils allèrent se fixer à Vizille, petite bourgade du Dauphiné, où vivaient leur fille Marie et leur gendre, l’industriel Jean Freysselinard (lui aussi polytechnicien) et leurs trois petits-enfants. Les époux Lebrun connaissaient Vizille pour avoir à deux reprises séjourné au château, racheté par l’État en 1926 et devenu résidence d’été des présidents de la République. Ils se contentèrent cette fois de la belle villa que leur gendre avait fait édifier près de l’usine SAMA qu’il dirigeait, située un peu en dehors de la ville. Ils pensaient, au début, que ce séjour serait assez bref. Il allait durer près de cinq ans.

La vie des Lebrun à Vizille ne différa pas beaucoup de celle d’autres grands bourgeois de la zone dite « libre » au cours de ces années noires et Madame Lebrun qui avait repris son travail d’écriture, nous en donne un compte-rendu sans doute très fidèle.

En fait, par une mesure de prudence bien compréhensible, elle rédigea deux journaux distincts. L’un qui nous donne des informations banales sur la routine familiale et qui pouvait être lu sans dommage et  l’autre, secret, strictement confidentiel, dont elle camouflait soigneusement les feuillets et dans lequel elle livre sans artifice ses opinions sur les vichystes, sur les occupants et sur le cours des évènements. Elle ne se gêne nullement pour employer les termes de boches et de Bochie (sic)

Sa charge ayant été supprimée bien qu’il n’eût pas démissionné, le Président ne percevait aucun salaire ni indemnité, à la différence des présidents des deux chambres, Herriot et Jeanneney. Le ménage n’était pas pauvre et Jean Freysselinard avait sans doute de confortables revenus. Par une faveur exceptionnelle, ils pouvaient accéder au parc du château où leurs petits-enfants aimaient à s’ébrouer.

Il fallait vivre et Marguerite tenait à conserver un certain train de maison : le problème de la subsistance quotidienne, celui du ravitaillement se posa à eux comme à tous les autres Français. Vizille est une petite ville à population essentiellement ouvrière où l’approvisionnement n’était pas facile. Les Lebrun firent l’acquisition d’une vache qui procura du lait à la famille et aussi celle d’un cochon qu’il fut bien difficile d’engraisser, faute de racines, de son et d’issues. Les Vizillois eurent parfois l’occasion, quand le jardinier venait à s’absenter, de voir l’ancien Chef de l’Etat, espèce de Cincinnatus français, paissant sa vache Joséphine dans le parc de la villa. Il est à penser que comme tant d’autres, ils recoururent au marché noir mais Marguerite n’est guère prolixe à ce sujet : elle dénonce cependant (p.407) l’écrasante responsabilité de certains petits commerçants qui, détenant secrètement d’énormes stocks de denrées qu’ils écoulaient en fraude, contribuèrent à affamer leurs compatriotes. Il est vrai que les visiteurs n’affluaient pas à la villa, pas plus que les lettres d’amitié et parmi les très nombreuses relations qu’ils avaient pu nouer à l’Élysée ou dans la carrière ministérielle d’Albert, bien peu de fidèles manifestaient leur sympathie : c’était amis que vent emporte, et cette situation ne l’étonnait d’ailleurs pas. Elle mentionne toutefois (p.307) quelques employés de la maison civile, un ancien chauffeur resté au service du Maréchal, fournisseur d’utiles  renseignements sur la vie à Vichy, l’épouse d’un ministre du Front Populaire, (une dame Lucorre d’origine modeste, dont elle nous dit ne partager nullement les opinions et dont elle écorche probablement le nom), une dame juive Mme Berr qui périra à Auschwitz. Les officiers de la maison militaire ne se manifestaient plus, sauf un simple capitaine sorti du rang nommé Alart. Mais ils pouvaient toujours compter sur l’amitié fidèle de l’ambassadeur André François-Poncet, retiré à la Tronche, non loin de Vizille et du président Jules Jeanneney qui en 1942, s’était réfugié chez son fils Jean-Marcel, professeur à la faculté de droit de Grenoble.

Comme on s’en doute, le temps des grands diners était révolu. On s’invitait à des goûters sans doute assez frugaux, et quand ils déjeunèrent à la Motte d’Aveillans chez le directeur des mines de la Mure, les jeunes filles de la maison leur demandèrent, en fin de repas, des tickets de pain…Ô tempora Ô mores…

Grâce à leur poste de radio et à sa bonne connaissance des langues anglaise et allemande, les Lebrun pouvaient se tenir informés de la situation politique nationale et internationale et surtout du déroulement des hostilités. Marguerite Lebrun a le mérite de ne pas passer sous silence les actes de pillages commis par les militaires français en déroute pendant la campagne de juin 40 (p.85). Elle avait au départ assez de  confiance dans le maréchal Pétain en qui elle voyait un homme profondément honnête et intègre mais  dominé par un parlementaire retors (23 juillet 1940, p.83). Ce capital de confiance eut tôt fait de fondre, peut-être sous l’influence de son mari qui lui déclarait qu’à la différence des autres généraux de la Grande Guerre, Pétain lui avait toujours inspiré peu de sympathie, notamment en raison de son orgueil. Elle voit dans Laval un franc gredin : le bougnat Laval a tué la République (2 juin 1942, p.238) et dans la plupart de ses séides, des individus notoirement tarés. Elle se fait parfois l’écho de rumeurs infondées en affirmant par exemple (1er mars 1943, p.287) qu’Hitler est le petit-fils d’un juif arménien. Catholique fervente (elle se rendait à l’église plusieurs fois par semaine) elle n’en est pas moins sévère pour l’attitude de certains membres de l’épiscopat, Baudrillart (qu’elle compare à l’évêque Cauchon) et Suhard, dont les sympathies pétainistes étaient bien connues, de même que pour le curé-doyen de Vizille, vichyste invétéré, qui à la libération, sera déplacé pour devenir aumônier d’un couvent de religieuses. Elle s’indigne du statut des juifs et de la révocation d’un professeur franc-maçon (p.189).

Le président Lebrun se donnait quelque exercice : le 27 juin 1941, il gagnait Bourg d’Oisans par le tramway et de là, par une route de montagne dangereuse, il se rendait pour la journée à Villard-Notre-Dame (autrefois Villard-Eymond), étrange village perché dont le maire était un ami de son gendre (p.152). Il fit quelques voyages dans le midi (par Briançon). Il avait fait une demande d’Ausweis pour se rendre en Lorraine et revoir son village natal de Mercy-le-Haut, mais elle lui fut refusée.

Si l’année 1940 s’était terminée sur le comble du désarroi, la fin de 1941 laissait entrevoir quelques lueurs d’espoir. Contrairement aux attentes des vichystes, l’Angleterre n’était pas vaincue et les États Unis étaient enfin entrés en guerre. L’armée allemande piétinait dans les neiges de Russie. Comme bien d’autres Français, le Président piquait de petits drapeaux dans une carte…

En novembre 1942, il apparut que la victoire avait choisi son camp. Mme Lebrun bénéficia d’un ausweis pour se rendre à Paris à l’occasion de la naissance d’un de ses petit-fils, Hubert Lebrun: la vue de Paris occupé lui inspira une grande tristesse mais l’année suivante (1943) leur réserva une pire épreuve. Le 23 août 1943, le Président fut appréhendé par la Gestapo et interné au château d’Itter dans le Tyrol autrichien en compagnie de son ami François Poncet. Ils y retrouvèrent des  hommes politiques français : Reynaud, Daladier, Borotra, les généraux Weygand et Gamelin. Désireuse de partager le sort de son mari, Marguerite s’était rendue à Paris et avait eu (bien à contre cœur) -à l’ambassade du Reich- une entrevue encourageante avec le Ministre-Conseiller Schleier mais elle eut deux jours plus tard la bonne fortune de retrouver son époux. Les médecins d’Innsbruck, inquiets de la santé du Président, avaient décidé de le renvoyer en France et avaient eu l’aval de Berlin. Plus heureux que ses camarades de captivité, il était arrivé à Paris le 9 octobre. La gestapo ayant exigé une extrême discrétion, ils rentrèrent à Vizille deux jours plus tard. Le Président fut accueilli par les Vizillois enthousiastes.

Au matin du 6 juin 1944 se leva l’aube du salut : plus attentivement que jamais les Lebrun suivaient l’évolution des combats en Normandie, en Italie, en Europe orientale. L’atmosphère à Vizille était pénible en raison des incessants accrochages entre les maquisards et les Allemands dans cette bourgade considérée comme un foyer communiste. Et la famille fut éprouvée par un drame : le 22 juillet 1940, l’aîné des petits-fils, Jean-Paul, fils de Jean Lebrun, trouva la mort sous les bombes alliées à Tournan en Brie. Et puis vint la Libération de Vizille avec son habituel cortège de démonstrations d’alégresse et de règlements de comptes. 

Pour les époux Lebrun un premier retour à Paris eut lieu en octobre 1944 : le Président rencontra le général de Gaulle (11 octobre) avec qui il eut un entretien courtois (dénaturé par la presse) puis le 26 mai 1945, peu après la victoire, ce fut le retour définitif. Ils s’installèrent dans leur bel appartement du Ranelagh. Le Président, qui mettait la dernière main à son livre de souvenirs sur la période 1939-1940,[1] fut précisément appelé à témoigner au procès Pétain et ce fut pour lui une pénible épreuve. Le président Mongibeaux rendit hommage à sa déposition : « noble, mesurée, objective et humaine ».

Le journal de Mme Lebrun perd dès lors beaucoup de son intérêt. Elle souffrait déjà des premières atteintes de la maladie de Parkinson et s’accommodait mal de la société du Paris de l’après-guerre : les préjugés de classe reparaissaient, ses amis étaient dispersés, elle déplorait les outrances de l’épuration, la raréfaction et le coût du personnel de maison[2], la montée en puissance des communistes et les méfaits de Pétain que son gendre et elle-même rendaient responsable du « naufrage de la bourgeoisie » (p. 431, sans doute en la discréditant par la collaboration). Elle critiquait sévèrement le personnel politique de la Constituante et entre autres le ministre Michelet, un budgétivore (p.451).  

Entourée de l’affection des siens, Marguerite Lebrun s’éteignit le 25 octobre 1947. Son mari lui survécut à peine deux ans et demi. (6 mars 1950). Presque jusqu’à la fin de ses jours il avait été assidu aux séances de l’Académie des sciences coloniales dont il était un membre fondateur et où il retrouvait de vieux amis.

Un chercheur vétilleux relèvera sans doute quelques inexactitudes. P. 173, les Russes ne se sont pas emparés de Rostock le 1er décembre 1941 (c’eût été trop beau !) mais de Rostov-sur-le Don. P. 182, une comparaison entre le régime de Vichy et l’Ordre Moral de Mac Mahon semble un peu risquée.

Tous ceux qu’intéresse l’histoire de la seconde guerre mondiale et surtout la vie des Français sous Vichy tireront de riches enseignements de la lecture du journal de Marguerite Lebrun qui nous a un peu remémoré celle du roman de Jean Louis Bory, Mon village à l’heure allemande.                                          

 


[1] Le livre, publié chez Plon, s’intitula Témoignages.

[2] p. 462 : «  les gens les plus  chics ne possèdent plus  (sic) qu’une bonne ou une simple femme de ménage »