Le Général de Gaulle et le Québec

Recension rédigée par Jean-Pierre Vidon


Quiconque était en âge de suivre l’actualité, le 24 juillet 1967, ne saurait oublier les paroles prononcées par le général de Gaulle, depuis le balcon de l’Hôtel de ville de Montréal, pour conclure son  adresse au deuxième jour d’une visite entreprise en cette année de l’Exposition universelle : « Vive le Québec libre ! ». Ce faisant, le fondateur de la Vème République a soulevé les passions, qu’il s’agisse de louer ses propos ou de les vilipender. Nombre d’explications, inévitablement contradictoires, ont circulé sur ce geste. Cinquante ans après, un colloque réunissait à Paris, le 3 octobre 2017, sous l’égide de la Fondation Charles de Gaulle et de la Délégation générale du Québec, des intervenants reconnus sur le thème « Le général de Gaulle, le Québec et la coopération franco-québécoise ». Leurs contributions publiées par la suite, sous la direction du Professeur Jean-Paul Bled, apportent des justifications attendues et retracent les avancées d’une coopération unique en son genre. Celle-ci doit beaucoup à cet instant où « une voix s’est élevée, forte et convaincante » ainsi que l’a souligné le président de la Fondation Charles de Gaulle, Jacques Godfrain, ajoutant, « on l’entend encore tout autour du monde ».

On ne saurait voir, dans ce moment, un déclencheur venu soudainement à l’esprit de son auteur. A l’époque, beaucoup l’ont cru ou prétendu le croire pour en atténuer la portée. Après un demi-siècle, des réponses solidement fondées ont été fournies. Les quatre mots du Président de la République sont l’aboutissement d’une réflexion guidée, tôt dans son existence, par le sens de l’histoire dans un environnement familial qui s’y prêtait. La lecture de Jacques Bainville, pour qui la perte du Canada était une faute française, a sans doute contribué à forger son jugement.  Par la suite, il a réprouvé l’abandon des quelque 60.000 Canadiens français, conséquence du Traité de Paris de 1763 qui privait le royaume de la plus grande partie de ses colonies. De là est née sa volonté de payer la dette de Louis XV à l’endroit de nos compatriotes, selon ses propres mots livrés en 1967 à son entourage. Déjà, en 1940, l’Homme-du-18 juin s’était adressé  sur les ondes aux Canadiens français avant de leur rendre visite, déplacement réitéré en 1960. Chaque fois, il inscrit leur lien avec la France dans la perspective historique du rôle fondateur qui a été celui de notre pays au Canada.

Dans cet esprit, le général de Gaulle accepte l’invitation de visiter l’Exposition universelle de Montréal. Il ne s’agit surtout pas de cautionner le centenaire, célébré simultanément, de la Confédération canadienne, vue par le Général comme «  la création d’un Etat fondé sur notre défaite d’autrefois et sur l’intégration d’une partie du peuple français à un ensemble britannique ». L’événement avait alors suscité, dans la France de Napoléon III, peu d’intérêt. Il est clair sur ses intentions. Le 11 septembre 1966, il s’exclame devant ses proches « Vous me voyez traverser l’Atlantique pour aller à la Foire ?  Si j’y vais, ce sera pour faire l’histoire ». A dessein,  la visite doit durer trois jours dans la Belle Province contre une journée dans la capitale fédérale. C’est le sol du Québec qu’il foule en premier, en uniforme, le 23 juillet, après une traversée sur le croiseur « Colbert » avant de poursuivre le lendemain vers Montréal. Il le fait par la route, construite sous Louis XV, «  que les Français canadiens appellent le Chemin du Roy, parce que, jadis, leurs pères avaient espéré qu’un jour un chef de l’Etat français viendrait à la parcourir ». Des millions de personnes, selon lui, l’accueillent, mobilisés par l’influente Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Il ne cache pas le fond de sa pensée et, dès le premier jour, en réponse au Premier ministre québécois, Daniel Johnson, lors du dîner, il affirme notamment : « On assiste ici, comme en maintes régions du monde, à l’avènement d’un peuple qui, dans tous les domaines, veut disposer de lui-même et prendre en main ses destinées». Ainsi, le principe d’indépendance nationale qui guide notre politique  trouve-t-il à s’appliquer au Québec comme ailleurs. Tout au long du 24 juillet, ses allocutions vont dans le même sens. Sa prise de parole à Montréal s’inscrit dans cette logique. Contrairement aux affirmations du maire, Jean Drapeau, une allocution au balcon de l’Hôtel de ville figurait bien au programme de la visite, annoncée par le Quai d’Orsay à son ambassadeur comme devant être « le  discours le plus marquant à Montréal ». « Ingérence inacceptable » selon le gouvernement fédéral, «gaffe regrettable » pour Georges Pompidou, signe pour le Général, selon la presse anglo-saxonne, d’un « long et triste déclin de ses facultés », « Vive le Québec libre » a confirmé les intentions qu’il exprimait à son gendre, Alain de Boissieu, pendant la traversée : « Je compte frapper un grand coup. Ça bardera, mais il le faut. C’est la dernière occasion de réparer la lâcheté de la France ».

Ce coup d’éclat marque l’accélération d’une coopération engagée lorsque le Général favorise l’ouverture à Paris d’une maison du Québec. Inaugurée le 5 octobre 1961 par le Premier ministre Jean Lesage, accueilli avec faste dans la capitale, elle devient, en 1964, délégation générale. En 1965, sont signées les deux premières ententes internationales du Québec, sur l’éducation et la culture. En 1967, la coopération universitaire voit le jour ; en 1968 est créé l’Office franco-québécois pour la Jeunesse visant à la mobilité des jeunes. En 1978, Raymond Barre et René Lévesque inaugurent le cycle, ininterrompu depuis lors, des rencontres alternées, tous les deux ans, en France et au Québec, des deux chefs de gouvernement. Parmi les thématiques figurent la coopération décentralisée et la reconnaissance des qualifications pour les professions et métiers règlementés. Réorganisée en 2015, la coopération universitaire a vu quelque 18.000 étudiants français inscrits au Québec, l’année suivante, mais seulement 1.000 Québécois en France, attrait des Etats-Unis oblige, ce qui interpelle toutefois «  sur le sens et l’avenir de cette coopération alors que les gouvernements québécois renoncent à leurs ambitions nationales ». Dans ce contexte, la création d’une Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire, en 1995, au lendemain de l’échec du référendum sur l’indépendance, participe de la volonté de cultiver un lien capable de garantir l’avenir de cette relation spécifique afin qu’elle résiste à toutes les sollicitations issues de la mondialisation.

Elargissant le débat, le colloque cède à la tentation d’un parallèle avec la Wallonie. A celle-ci, le Général de Gaulle ne s’est jamais risqué, affirmant pourtant à un visiteur wallon que « la France ne tenterait rien tant qu’une demande officielle ne lui serait pas faite par une autorité représentative ». Pour autant, et aussi singulier que cela puisse paraître sur le plan protocolaire, le général de Gaulle n’a jamais été invité à rendre la visite officielle que le roi Baudoin avait effectuée en France en 1961…

En écho au voyage de 1967, la célébration du trentième anniversaire montre Pierre Messmer, Président de l’Institut Charles de Gaulle, soulever l’enthousiasme lorsqu’il prend la parole sur les marches de l’Hôtel de ville de Montréal, le 24 juillet 1997, après le dévoilement mouvementé, la veille, à Québec, de la statue du Général, place Montcalm, alors que des manifestants anti-indépendantistes ont saboté l’installation électrique, signes que l’indifférence n’est pas de mise quand il s’agit de rappeler l’action du général de Gaulle.

Dans des tonalités complémentaires, trois témoignages viennent clôturer le colloque. Pierre-André Wiltzer, ancien président du Groupe d’amitié parlementaire France-Québec à l’Assemblée nationale, rappelle à quel point sa relation avec le Québec, remontant à son adolescence, est devenue agissante à différents moments de sa carrière politique, et tout spécialement au côté de Raymond Barre. Louise Beaudoin, ancienne déléguée générale, insiste sur la détermination du général de Gaulle qui a donné l’impulsion nécessaire d’une relation dont la pérennité a été assurée par ses successeurs. Line Beauchamp, alors délégué générale, salue le rôle « d’instigateur » du Général de Gaulle dont « le discours a braqué les yeux du monde sur le Québec » et considère que depuis lors « la volonté  a transcendé les formations politiques », se félicitant de l’accueil fait à cette coopération par la nouvelle génération des décideurs français.

Rendant hommage au Général de Gaulle, reconnaissant son rôle essentiel dans la coopération franco-québécoise, l’ouvrage dirigé par le Professeur Bled est un compendium de ce que l’on doit savoir sur cette relation toujours vivace qui nous unit à ces descendants de Français partis outre-Atlantique. En comparaison, nombre de nos compatriotes qui ont quitté la France sans esprit de retour, au cours des siècles, ont vu leur lien originel avec leur pays progressivement s’estomper au point de quasiment disparaître pendant qu’ils se coulaient dans un moule souvent imposé. Et simultanément, un cadre idéal a été trouvé, grâce à cet ouvrage, pour rétablir, preuves à l’appui, la vérité historique après le tohu-bohu suscité en 1967 par les quatre derniers mots du discours de Montréal…